Baudrillard, Le Pen, le spectacle et la religion de l'humanité.

>> mardi 1 février 2011


Les deux situations, aussi critiques et insolubles l’une que l’autre : celle de la nullité de l’art contemporain, celle de l’impuissance politique face à Le Pen. Elles s’échangent et se résolvent par transfusion : l’impuissance à opposer quoi que ce soit de politique à Le Pen se déplace sur le terrain de la culture et de la Sainte Alliance culturelle. Quant à la mise en cause de l’art contemporain, elle ne peut venir que d’une pensée réactionnaire et irrationnelle, voire fasciste…

Que peut-on opposer à cette conjuration respectueuse des imbéciles ? Rien malheureusement ne peut corriger ce mécanisme de perversion intellectuelle, puisqu’il s’inspire de la mauvaise conscience et de l’impuissance de nos élites « démocratiques » à résoudre aussi bien l’impasse de l’art que l’impasse politique de la lutte contre le Front national. La solution la plus simple est de confondre les deux problèmes dans la même vitupération moralisante. La vraie question devient alors : ne peut-on plus l’ « ouvrir » de quelque façon, proférer quoi que ce soit d’insolite, d’insolent, d’hétérodoxe ou de paradoxal sans être automatiquement d’extrême droite (ce qui est, il faut bien le dire, un hommage rendu à l’extrême droite) ? [...]

Même la réalité, le principe de réalité, est un article de foi. Mettez donc en cause la réalité d’une guerre : vous êtes aussitôt jugé comme traître à la loi morale. La gauche tout aussi politiquement dévitalisée que la droite – où est donc passé le politique ? Eh bien, du côté de l’extrême droite. Comme le disait très bien Bruno Latour dans le Monde, le seul discours politique en France, aujourd’hui, est celui de Le Pen. Tous les autres sont des discours moraux et pédagogiques, discours d’instituteurs et de donneurs de leçons, de gestionnaires et de programmateurs. [...]

Les antilepéniens, jouant de la dénonciation unilatérale et ignorant tout de cette réversibilité du mal, en ont laissé le monopole à Le Pen, qui jouit ainsi, par son exclusion même, d’une position imprenable. La classe politique, en le stigmatisant au nom de la Vertu, lui assure la position la plus confortable, où il n’a plus rien d’autre à faire que rafler toute la charge symbolique d’ambivalence, de dénégation du mal et d’hypocrisie que produisent spontanément à son profit et comme à sa solde, ses adversaires se réclamant du bon droit et de la bonne cause. [...]

Tout cela pour dire que si Le Pen est l’incarnation de la bêtise et de la nullité – certes – mais de celle des autres, de ceux qui en le dénonçant dénoncent leur propre impuissance et leur propre bêtise, en même temps que l’absurdité qu’il y a à le combattre frontalement, sans rien avoir compris à ce jeu de chaises diabolique – alimentant ainsi leur propre fantôme, leur propre double négatif dans un manque terrifiant de lucidité. [...]

Jean Baudrillard, La conjuration des imbéciles.


Baudrillard, dans ce texte important (cliquez sur le lien ci-dessus pour le lire en intégralité), met ici en lumière l'un des aspects fondamentaux de la vie politico-médiatique française durant ces trente dernières années : Le Pen, l'ennemi public numéro un, incarne à lui tout seul l'excuse fort commode dénichée par le système en place pour légitimer son lamentable abandon du politique, sa capitulation idéologique, son incapacité flagrante à assumer sereinement ses nouvelles responsabilités. Il n'est pas ici question de rappeler l'évidence selon laquelle Le Pen doit originellement son exposition médiatique à Mitterrand (i.e. division stratégique de la droite parlementaire, création de SOS Racisme, affaire Carpentras, L'heure de vérité du 9 mai 1990, etc). Il s'agit plutôt de montrer que, de la même façon qu'il est nécessaire que soient produites quelques émissions télévisées dites intelligentes pour légitimer le raz-de-marée de programmes abrutissants, de la même manière qu'il est impératif que survienne un Zemmour (ou un Menard, soyons magnanimes) pour permettre à la majorité de la classe médiatique de continuer à répandre jour après jour ses vociférations unanimes, il faut qu'un Le Pen capitalise à lui tout seul toute la charge symbolique de Mal afin que ses adversaires, c'est à dire la classe politique toute entière, puissent à la fois se prélasser inlassablement dans le Bien, prétendre défendre le pluralisme, et n'avoir plus jamais à souffrir la moindre remise en question constitutive.

Ainsi, souligne Baudrillard, l'essentiel ne réside pas tant dans le fait que Le Pen soit nul, c'est surtout qu'il révèle dramatiquement la nullité de tous les autres qui, quant à eux, sont au pouvoir, l'ont été ou le seront, contrairement à Le Pen qui ne l'a jamais été et ne le sera, à l'évidence, jamais (quels que soient les scores, bons ou mauvais, que son camp pourra faire dans les années à venir). C'est en partie ce qui faisait beaucoup rire Muray avec sa fameuse "Quinzaine anti-Le Pen" post-21 avril 2002, véritable "shame pride", grand défilé festif de l'hypocrisie repentante et de l'auto-flagellation collective et obligatoire. Si Le Pen n'existait pas, il faudrait qu'ils l'inventent.

Le problème étant que Le Pen, en tant qu'indéboulonnable figure du Mal, se trouve investi d'un pouvoir extraordinairement puissant sur les esprits. Le Pen comme figure médiatique écrasante, Le Pen et ses sorties provocatrices, Le Pen revisité et apprêté selon les besoins du spectacle, ce Le Pen s'est incrusté si profondément dans les cerveaux contemporains qu'il semble n'y avoir plus de monde possible en dehors de lui. Chacun peut en faire l'expérience quotidienne, il n'est aucune discussion sérieuse (c'est à dire polémique, abordant des problématiques réelles dotées d'enjeux importants et, par là, suscitant d'infinies passions) qui ne s'achève avec Le Pen, l'extrême-droite en général, quand ce n'est pas avec Hitler et le IIIème Reich. C'est bien simple, quoiqu'on fasse, quoiqu'on dise, il y a Le Pen entre nous et le monde.

Il semblerait que les Européens - disons simplement les Français - ne puissent plus sérieusement prêter attention à l'histoire en général, à la longue durée, à l'histoire des religions, aux questions civilisationnelles, aux problématiques identitaires en tous genres, au politique en tant qu'activité régulatrice (au sens large du terme), etc, c'est à dire à toutes les formes conventionnelles de l'expression organisationnelle humaine. Résultat, toutes les questions fondamentales de la post-modernité doivent se résumer simplement, télévisuellement, semble-t-il, à la manière d'un zapping émotionnel type Canal + :  j'aime, j'aime pas. Attirance, répulsion. Moral, immoral. Racisme, antiracisme. Sympa, pas sympa. Ce n'est pas seulement que les gens n'ont pas le temps, ou qu'ils n'ont pas les moyens intellectuels de songer plus profondément à ces questions. C'est autre chose. Il y a comme un blocage, comme un mur conceptuel entre soi et le monde. Les choses qui sont, qui s'exécutent autour de nous, les hommes qui vibrent, sentent, revendiquent, bousculent, caressent ou violent la vie en s'affrontant les uns les autres, tout l'épuisant chaos de l'existence humaine n'existe plus, au sens plein du terme, n'a plus de réalité, plus de prégnance sur l'être, sur la pensée, n'intéresse ni n'interpelle plus, étant entendu que le monde ancien a passé, que le monde contemporain est relatif, insondable, intangible, et que l'avenir s'annonce nécessairement radieux puisque c'est cela qui nous est répété chaque jour, du matin au soir, par les dépositaires du saint bavardage médiatique.

À partir de là, les tentatives d'explications rationnelles peuvent-elles porter leurs fruits ? Peut-on vraiment échanger alors qu'on ne parle plus véritablement la même langue ? Lorsqu'un même mot employé par deux interlocuteurs recouvre deux sens totalement différents, voire antagonistes ? Peut-on encore parler de politique à partir du moment ou l'idée même qu'il y a de l'autre, donc du conflit, de la violence possible en gestation, est bannie du champ de la conscience collective ?

Probablement pas. Le souci est qu'il faut bien continuer à lire, à penser, à écrire, à parler. Parce que Le Pen ou pas Le Pen, le monde continue sa course folle, et il continuera encore lorsque nous serons tous occupés à déguster les pissenlits par la racine. Le FN ne devrait pas avoir le monopole du réel, si l'aimable lecteur veut bien me passer la déplorable trivialité de ce petit détournement. Mais il l'a, souligne Baudrillard, puisqu'il est le seul à produire l'ersatz d'une parole ferme, tous les autres s'enferrant dans la moraline, dans le néant théorique, rhétorique et pratique suscité par la mièvre soumission au diktat des larmes de crocodile (à l'image de Martine Aubry lâchant la bonde à ses pleurs humanistes pour bien signifier la tristesse que lui inspire le sort douloureux de la communauté rom...). Pourtant, pourtant, l'interpénétration extrêmement brutale des différents modèles civilisationnels, les phénomènes migratoires de masse, la violence des affrontements religieux qui secouent la planète, les très importants différentiels démographiques (en France seulement, 1,8 enfant(s) par femme "autochtone", des pointes à 4,8 par femme "immigrée", chiffres du démographe Jean-Paul Gourévitch, plus ou moins similaires à toutes les autres sources, publiques ou privées, officielles ou officieuses), l'histoire, la géopolitique, le politique en général, bref, les milles domaines polémiques de l'existence réelle ne dépendent nullement, stricto sensu, de Le Pen lui-même, de ses adversaires, de vous lecteurs, ou de moi. Ou alors, Le Pen est également responsable de la crise financière, du réchauffement climatique, de l'obésité adolescente et de la chute des cheveux...

Cela pour dire que si Le Pen - avec son appétit d'ogre contre-médiatique (le match Le Pen/Tapie !), son goût immodéré pour les plus inutiles ou les plus vulgaires saillies verbales, sa nostalgie poussiéreuse de l'Algérie française et de la castagne façon 1er REP - est un personnage assez pénible, ses adversaires - avec leurs indignations à géométrie variable, leur hantise dérisoire d'un fascisme fantasmé, leur incompréhension (quand ce n'est pas leur haine) à l'égard de tout ce qui touche de près ou de loin à ce qui fit le génie de l'Europe ou de la France - ne le sont pas moins. La conjonction des deux, leur éternel manège façon je te hais, tu m'adores, tu me hais, je t'adore, ne prête guère à la réflexion. Comble de la farce, Marine Le Pen retournant tout récemment trente ans de clownerie antifasciste en insinuant que les prieurs musulmans sont tels des occupants de 40, déclenchant immédiatement l'habituel barouf de tous ceux qui ne se sentent exister qu'à travers la dénonciation pavlovienne des frasques d'un FN qui, en la circonstance, se contente simplement de leur renvoyer leur propre non-argument au visage. En somme, il n'y a manifestement pas de débat possible, pas d'échange envisageable, aucun espace pour l'édification d'un propos cohérent et pertinent, l'idée même qu'il est souhaitable que soient posées quelques nécessaires questions apparait prohibée, chaque protagoniste attendant sagement que son vis-à-vis lui donne la réplique au sein de ce vaudeville qui, c'est à désespérer, continue à stupéfier notre jugement même après la cent cinquantième représentation.

Mesurons-nous seulement combien le pittoresque duel entre figure du Bien déréalisé et figure du Mal fantasmé aura été un obstacle à l'exercice de la pensée ? Car enfin, quelle a été la fonction de l'homme Le Pen au sein de la cacophonie spectaculaire organisée consciemment ou inconsciemment par ses adversaires, sinon celle de l'épouvantail condamné à hurler dans le désert - brutalement, et même le plus brutalement possible - quelques vérités trop dérangeantes pour une époque dépolitisée à l'excès, et par conséquent insouciante ? L'affrontement systématique, pré-programmé, d'une doxa de bronze et d'un ennemi qu'elle phagocyte et qui la pénètre à son tour pour s'y vautrer sans retenue, n'a-t-il pas tout simplement permis l'éviction de la plupart des thématiques réellement politiques de l'ère contemporaine ? J'ai bien conscience, quant à moi, qu'il n'est ni original ni courageux de mettre en lumière l'outrance coupable de Le Pen pour l'accuser d'avoir participé sciemment à la criminalisation des légitimes questions - ne parlons pas d'opinions ; ce sont les questions mêmes qui sont interdites - qu'il s'est acharné à poser pendant trente ans. Mais comment ne pas faire remarquer qu'aujourd'hui, il n'est plus un intellectuel sérieux - ce qui inclut, au hasard, Régis Debray et exclut, au hasard, Claude Askolovitch - qui ne situe sa réflexion au niveau d'une solide remise en cause des poncifs multiculturalistes, du transfrontiérisme obligatoire et de l'indifférenciation de masse ? Comment ne pas faire remarquer qu'aucun personnage politique - aucun, Le Pen compris - n'a traité raisonnablement et consciencieusement la question protéiforme de la crise du sens, de la déculturation, de la repentance, de l'immigration de peuplement, de l'effacement du politique, etc, quand nous pouvons citer, de mémoire, des dizaines d'auteurs importants - écrivains, philosophes, politologues - qui ont fait l'effort d'écrire à ce sujet durant ces trente dernières années ?

Le Pen, en France, n'aura été que le premier témoin clignotant d'un questionnement identitaire qui traverse aujourd'hui l'Europe entière, plongée jusqu'aux yeux dans un marécage idéologique dont elle peine considérablement à s'extraire. Il faut être malcomprenant ou fanatique pour s'ingénier à n'en pas faire le constat. Et cela n'a rien à voir, ni de près ni de loin, avec une quelconque lepénisation des esprits, formule inepte, purement "journalistique" - ce qui devrait suffire à la disqualifier -, destinée à empêcher conjointement la libre réflexion et la remise en cause du monopole idéologique de la classe parlante. Inepte, car comme j'ai tenté de l'esquisser, la marche du monde ne dépend nullement, d'une manière générale, de Le Pen ou de quiconque en particulier. En revanche, l'exclusion progressive de questions éminemment polémiques - l'immigration, l'identité, la repentance, etc - du champ de la conscience politique collective - en France s'entend - dépend directement, de prime abord, de l'étrange intimité entre Le Pen et ses adversaires, fut-elle le lieu d'un rapport ambigu de type attirance/répulsion, mais beaucoup plus profondément, à un tout autre niveau, de l'incapacité à s'extirper du souvenir de modèles de gouvernance politisés à l'extrême - à l'image des régimes fascistes ou communistes dans lesquels le politique pouvait (et même devait) régir jusqu'aux rapports privés, familiaux, etc -, autrement que par la mise en place d'un régime dépolitisé à l'extrême n'étant même plus en mesure de susciter l'ombre d'une réflexion pragmatique sur les enjeux contemporains, d'interroger ses fondamentaux ou de souffrir la moindre remise en perspective, et ne parlons même pas d'exercer une quelconque souveraineté.

Aussi, ce qui est aujourd'hui appelé "extrême-droite" n'a plus qu'un très lointain rapport avec ce qui relevait jadis de l'extrême-droite réelle, instituée, avec ses figures, des valeurs, ou même ses journaux. Se trouve dorénavant qualifié d'extrême-droite tout phénomène, toute pensée, tout individu qui s'extrait sans autorisation du carcan très étriqué de ce que Pierre Manent a appelé la religion de l'humanité. La religion de l'humanité, succédané abâtardi du christianisme, commande principalement que l'autre soit considéré comme le même, que tout autre devienne le même, c'est à dire que toutes les propositions d'humanité particulières se résorbent et s'effacent, et qu'ainsi l'humanité entière puisse tendre sans obstacle vers l'unification dernière. Puisque l'autre est le même, puisqu'il est totalement moi et que je suis totalement lui, qu'il a, d'une certaine manière, toujours été moi et que j'ai toujours été lui, et que rien ne nous a jamais distingué, il est dès lors impossible de dire quoi que ce soit de lui ou de moi. Il n'est plus possible de nous caractériser, sinon en disant que nous sommes les mêmes. Dans la continuité, il devient impossible de caractériser le moindre groupe - classe sociale, groupe social, ethnie, peuple, communauté sexuelle, religion, etc -, car caractériser c'est stigmatiser, c'est exclure, c'est séparer, et séparer est un crime contre l'unification. Vous ne le croyez pas ? Voyez comment le racisme est défini dans l'un des plus fameux rapports de "lutte contre le racisme sur internet" remis au gouvernement Fillon en 2010 (l'extrait qui suit se trouve à la page 18 dudit rapport)  : "le racisme structurel s’entend d’une forme de racisme fortement ancrée dans nos sociétés et que nous qualifions volontiers de préjugés. Typiquement, cette forme de racisme conduit à admettre que certaines ethnies, religions, « races » ou groupes d’identité sexuelle déterminée présentent des caractéristiques qui leur sont communes." Relisez bien, et vous verrez que faire preuve de racisme, ce n'est plus seulement établir des hiérarchies entre les races ou faire preuve de haine à l'égard de telle ou telle pour des motifs raciaux. Le sens du mot racisme s'est ici considérablement étendu : est raciste celui qui "admet que certains groupes présentent des caractéristiques qui leur sont communes". Autrement dit, si vous pensez qu'en règle générale les gens qui défilent sur les chars lors de la gay-pride sont homosexuels, vous êtes homophobe. Si vous pensez qu'en règle générale les types qui prient Allah sont musulmans, vous êtes islamophobe. Si vous voyez passer trois types avec le peau claire, et trois types avec la peau sombre, et que vous dites : voici des Blancs, voici des Noirs, vous êtes raciste. On ne sait pas si cela fonctionne aussi avec les porteurs de lunettes, les amateurs de course automobile ou de pêche à la ligne mais quoiqu'il en soit, l'adjectif "orwellien" a beau être usé jusqu'à la corde, c'est immanquablement le premier qui vient à l'esprit. Il s'agit d'une nouvelle version de l'universalisme, "tous frères, tous citoyens de la planète", marqué par le sceau de la plus radicale abstraction. Les hommes n'ont plus aucune importance. Plus rien ne peut être avancé à leur sujet qui ne leur soit une grave insulte. Plus rien ne leur demeure en propre. La foi en les droits de l'homme se substitue à la transcendance, l'indifférenciation de masse théoriquement aléatoire se mue en obligation morale ("nous sommes tous pareils, les races n'existent pas, alors métissez-vous, sinon il y a des différences, mais les différences c'est notre force, vive la diversité, mais cela crée du racisme, mais il n'y a pas de race, alors mélangez-vous car nous sommes tous pareils, mais...") et ne saurait souffrir la moindre remise en question. Enfin, en toute logique, puisqu'il n'y a plus d'autre, ou qu'il est innommable, ce qui revient au même, il n'y a plus besoin de politique, sinon celle qui conduit à la réunification humaine. À terme, l'homme se voit tout simplement chassé du monde qu'il habitait ; la littérature, la philosophie, les arts, la religion, toutes choses qui avaient tendance à le qualifier, à dire quelque chose de lui, se trouvent révoquées. Le langage même, comme je l'ai assez longuement écrit ailleurs, est tout entier phagocyté, son rôle n'est plus que celui d'un pauvre faire-valoir. Dans le monde post-moderne, rien n'arrive aux hommes, tout se déroule virtuellement, les individus ne sont que virtuellement concernés, en tant que très lointains héritiers d'une réalité perdue, d'une histoire perdue, d'un monde ancien auquel il est odieux de faire encore la moindre référence.

Comme toute religion (à une ou deux exceptions près...), la religion de l'humanité dispose de son clergé, de ses gardiens du dogme, de ses inquisiteurs, de ses troupeaux de fidèles moutonniers et sereins. Il est fortement déconseillé d'encourir la foudre de ces gens-là ; ils sont de toutes les coteries, ont tous les pouvoirs, et couvrent à eux-seuls l'écrasante majorité du spectre de ce qui se dit, se pense, s'écrit, et même se ressent. En-dehors, nous y voilà, c'est l'extrême-droite. Ou sa variante, le populisme. En ce sens, l'accusation "d'extrême-droite" est synonyme d'hérésie, quand ce n'est pas simplement d'incroyance. Et bien sûr, il est très mal vu de ne pas croire. N'importe qui, d'ailleurs, peut être frappé d'ignominie, même ceux qui s'imaginent mis à l'abri par leur statut ou leur naissance. Songeons un instant au fils Bedos (un exemple parmi tant d'autres) ; après deux plaisanteries dérisoires sur Israël, le voilà propulsé antisémite, raciste, nazi d'honneur. C'est ridicule, mais les fanatiques de la religion de l'humanité ne s'arrêtent pas à ce genre de détail.

Le logiciel conceptuel dominant est ainsi programmé, il n'a pas pour vocation de laisser émerger la parole en dehors des deux catégories qu'il a fixé comme seules légitimes, le Bien, son camp, celui des fidèles de la religion de l'humanité, et le Mal, l'extrême-droite, l'extrême-droite élargie arbitrairement à tout phénomène se refusant d'une manière ou d'une autre à intégrer la première catégorie. Ainsi, vous pouvez publier sans danger, sans prise de risque aucune, un opuscule sobrement intitulé Indignez-vous, farci de sympathiques petites révoltes sucrées (contre le racisme, l'exclusion des sans-papiers, la politique vichyste de Sarkozy, et toutes autres choses contre lesquelles il est socialement dangereux de se révolter...) et connaitre un colossal succès de librairie ; en revanche, même si vous êtes un professeur de renommée internationale enseignant dans les plus grandes universités de la planète, un intellectuel hors de tout soupçon reconnu pour la clarté et le brio de ses vues, vous devrez prendre un millier de précaution oratoires diverses pour seulement décrire la plus infime des réalités contemporaines (et encore, vous éviterez de le faire en télévision), pour peu que celle-ci n'entre pas dans le champ de ce que les dispensateurs de permis d'expression considèrent comme relevant du domaine de l'acceptable. Oubliez les faits, il n'y a que l'idéologie : si le réel lui correspond, il a le droit d'être regardé, nommé, analysé. S'il n'y correspond pas, s'il déborde du logiciel conceptuel seul autorisé, il n'existe pas, tout bonnement, ou s'il existe, c'est dans le strict cadre des idées interdites, marginales, "d'extrême-droite", qu'il suffit de garder sous le coude pour se rassurer, pour s'assurer de sa propre et infinie légitimité. C'est bien là l'intérêt de cette extrême-droite nouvelle, super-élargie ; se bricoler facticement sa propre légitimité. Car il n'y a plus d'extrême-droite à proprement dit ; il n'y a plus que quelques objets indéfinis que le Bien réinvente constamment pour s'assurer que lui demeure un ennemi, alors que le Bien a gagné partout, qu'il est victorieux depuis des décennies et qu'absolument personne ne peut lui contester sa victoire.

L'objectif final de la religion de l'humanité se dessine assez clairement je crois, en ce qu'il est une transposition moralement acceptable des objectifs totalitaires du siècle passé. Si la religion de l'humanité n'est pas stricto sensu un totalitarisme, elle s'en approche manifestement. "Le totalitarisme, c'est un régime de monopole politique et idéologique, dont la pièce centrale est un parti unique, qui règne au nom d'une idéologie également unique, qui se veut une science de l'achèvement de l'histoire, et qui prétend unir la société qu'il encadre avec le pouvoir qu'il exerce au nom d'une fin de l'histoire ; il s'agit de porter la société humaine à sa formule définitive", dit Marcel Gauchet. Ne voit-on pas combien la religion de l'humanité se présente, par l'unicité de son discours, par le caractère unilatéral de ses indignations, par la haine féroce qu'elle voue à ses rares contradicteurs, comme la garante de l'apaisement définitif des hommes et de la fin de l'histoire ? "La société antiraciste, métissée et transnationale est inéluctable, c'est l'avenir, les récalcitrants sont des hommes du passé, des racistes !", nous répète-t-on à longueur de journée. "L'immigration améliore notre peuple" a récemment déclamé Mélenchon, révélant sans le vouloir l'essence-même de la folie contemporaine : il s'agit à toute force d'améliorer l'homme, de le porter à son achèvement, sans égard aucun pour ses choix, sa liberté, son être, d'élaborer de petits mélanges savants, comme on mélange des cocktails, afin qu'à terme il n'existe plus ni peuples ni communautés, qu'il n'y ait qu'un peuple, le peuple humain, qu'une communauté, la communauté humaine, envisagés chaque fois dans l'abstraction la plus absolue. L'eugénisme de masse redécoré aux couleurs du festif. Plus d'individus, mais des rouages interchangeables, des corps sans visages, des anthropomorphes dépossédés de leur histoire. L'homme nouvellement apaisé naitra demain, il n'aura plus de formes, tous seront identiques, il n'y aura plus ni haine ni guerre, et tous ceux qui trouvent à redire à ce sujet sont des salauds, des "extrême-droites", et ils entrent d'eux-mêmes à l'asile des fous. Il n'importe nullement que tout cela ne soit que pure illusion, et qu'à l'évidence la religion de l'humanité ne séduise qu'en Europe où l'on est fatigué de vivre : l'idéologie, la pure idéologie détachée de toute réalité, le vœu pieux érigé en vérité cardinale inattaquable n'a que faire de ce qui advient, n'a que faire de ce que sont réellement les hommes. La seule chose qui compte, c'est de convaincre les foules et de faire taire les gêneurs, de sorte que l'intelligence ne trouve plus en elle-même le courage de se cabrer face à l'abattement progressif de la complexité du monde.

Ainsi l'impossibilité de débattre sereinement des questions polémiques qui engagent pourtant le devenir de la civilisation toute entière - impossibilité de laquelle découle celle d'exercer ne serait-ce que l'ébauche d'un regard politique - va déboucher sur la naissance d'un monde diablement désagréable à vivre. En bref, les Européens, les Français en particulier, ne peuvent ou ne veulent plus assumer la responsabilité de leur propre condition politique, ils vont donc subir à la fois la politique des autres et les effarantes conséquences du délitement de la leur.

Personnellement, et pour tâcher de conclure, je pense que le déni de la nature humaine, le déni des cultures, le déni des différences, la promotion tous azimuts de l'indifférenciation de masse, la promiscuité forcée entre communautés humaines assurée par la coercition étatique et médiatique, bref tout ce que j'ai tâché d'exposer dans mes modestes réflexions autour du Dernier Homme, vont transformer peu à peu l'Europe en arrière-province du tiers-monde, acculturée jusqu'à l'os, ethnicisée à en crever et multiraciste jusqu'au délire, comme c'est déjà le cas, ici et là, de façon de plus en plus évidente, en tous les cas aux yeux et aux oreilles de ceux qui n'ont pas complètement renoncé à toute forme d'esprit critique. Et encore, tout cela sans compter la faillite économique générale qui nous guette... "L'homme est un animal politique", nous avait appris Aristote. Les modernes semblent l'avoir oublié. Ils le redécouvriront donc assez probablement à la faveur de l'histoire, comme le soulignent élégamment les plus courageux de nos penseurs, ce qui signifie peu ou prou que d'ici au retour de l'intelligence et de la raison, nous nous serons à nouveau enduits la tête de sang, de viscères et d'excréments. Le mépris des hommes, le mépris de la culture et du temps, l'inconséquence intellectuelle et l'impolitique sont les prodromes du réensauvagement progressif de l'espèce.

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Méditations autour du Dernier Homme.


Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme : « Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ? Qu'est-ce qu'une étoile ? » Ainsi parlera le dernier Homme, en clignant de l'œil. La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron : le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps. « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l'oeil. [...] La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; on n'a qu'à prendre garde où l'on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes ! [...] On ne deviendra plus ni riche ni pauvre ; c'est trop pénible. Qui donc voudra encore gouverner ? Qui donc voudra obéir ? L'un et l'autre seront trop pénibles. Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose, tous seront égaux : quiconque sera d'un sentiment différent entrera volontairement à l'asile des fous.

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.


Le Dernier Homme, tel qu'il se présente aujourd'hui à nos yeux, est l'homme de l'accélération dans le néant, du ralentissement cérébral, de l'encéphalogramme plat. Totalement réconcilié avec lui-même, avec ses besoins, avec ses désirs, il n'offre plus de prise avec quoi que ce soit d'extérieur à lui-même. C'est un homme sans ailleurs. La technique lui prête la capacité de changer sans cesse sans pourtant jamais rien devenir. Allergique à l'altérité radicale, allergique à l'irréductible, il épuise toutes les virtualités de son être sans jamais le transcender. Car la transcendance lui est désormais inconnue. C'est un homme chez qui on observe une insolence inouïe car il est convaincu d'incarner une fin en soi. Le Dernier Homme est celui qui anéantit définitivement l'idée d'une transcendance personnelle, qui ne connaît ni ne tolère plus d'ambition plus grande que la simple existence. Il s'imagine avoir atteint le stade ultime de l'évolution. Son jeu est fermé, il ne reconnaît plus aucune altérité. Il est l'homme qui a renoncé, usé jusqu'à la corde par la rudesse de l'existence. Il entretient du monde une vision rassurante : c'est pour lui un vaste parc d'attractions duquel auraient été bannies les ultimes séditions. C'est l'homme convaincu qu'il vit enfin après l'Histoire. C'est l'homme d'un grand renoncement métaphysique. C'est pourquoi il prône la victoire finale de la non-philosophie sur la philosophie. Il rapetisse toute chose, selon la formule même de Nietzsche. Ayant vaincu sa propre fin, ayant vaincu l'altérité, il n'est plus que perpétuellement identique à lui-même. C'est la victoire finale de la banalité, une banalité étriquée, une banalité sans ailleurs possible ou imaginable.

Privé de destin, le Dernier Homme est sommé de s'en fabriquer un artificiellement : partisan de l'abolition de la hiérarchie dans les mots, hostile à toute politique de raréfaction du langage, il lui est impossible de s'interroger sur la façon dont une parole peut être rendue nécessaire. C'est pourquoi il déclare la constitution des droits de l'homme du bavardage, selon une formule de Peter Sloterdijk. Il enjoint chaque individu à s'exprimer aléatoirement, y compris - et même surtout - si chaque individu est vide, c'est à dire dépourvu du compagnonnage d'une quelconque parole de puissance. Le concept même de la parole forte, le concept du verbe haut qui élève ou éclaire, dirige, rassemble ou sépare, lui devient insoutenable, odieuse provocation au milieu d'un bourbier de verbiage pour invertébrés. C'est pourquoi ce bavardage emprunte tant au registre de l'amour ; un amour dénaturé, superficiel, surjoué, qui, ne souffrant aucune contestation, remplace le discours responsable par la niaiserie sentimentaliste et la purée de bonnes intentions. Assuré de son bon droit, le Dernier Homme n'a plus qu'à végéter du haut de cette espèce de piédestal moral, véritable magistère de la pensée conforme, jusqu'à ce que mort s'en suive.

Ainsi le langage même est-il lobotomisé. Le Dernier Homme n'en est plus l'acteur. Le langage était originellement partagé, il était le terrain de l'échange, le terrain d'une certaine violence codifiée : plus rien de tout cela ne demeure. Chacun disposant de sa propre petite expressivité, le langage n'incarne plus cette altérité, ce partage, ce terrain neutre du dialogue qui permettait la naissance de l'antagonisme. Chacun est devant l'infini de son propre babillage. La parole est au-delà de sa propre fin : elle est simplement expressive, mais elle n'exprime que le vide.

À l'image de son usage du discours, le Dernier Homme apparaît comme une particule élémentaire, totalement atomisée, individualisée, réduite à elle-même, prisonnière de son propre désert intérieur. Pourtant, paradoxalement, le Dernier Homme est étrangement allergique à la solitude, à cette discipline nécessaire à toute étude : pour penser, du moins pour singer la pensée, il lui semble obligatoire de penser collectivement. Chez Pétrarque, la vie solitaire supposait une extraordinaire faculté de dialogue, mais de dialogue avec les grands absents. De dialogue avec les maîtres passés de la philosophie, de la littérature, de l'histoire. Ce sont ces figures tutélaires que le collectivisme moderne récuse parce qu'il ne supporte plus cette terrible altérité incarnée par le génie de l'autre, du grand autre.

A.Finkielkraut : Vous définissez notre monde, Jean Baudrillard, comme celui de la "réalité intégrale". Qu'entendez-vous par là ?

J. Baudrillard : [...] L'extrême de la simulation, le stade ultime de la simulation, ce serait cette intégralité du réel, qui n'est plus du tout le réel traditionnel - celui qu'on connait - avec un principe de réalité, un principe de rationalité qui permet à une histoire de se développer, à des conflits, à des contradictions de se faire jour. La réalité intégrale serait ce stade où l'on assiste à une espèce de collusion des extrêmes qui expurge toute négativité, tout travail du négatif, et qui donnerait lieu à une entreprise vertigineuse consistant à faire passer le monde du côté de l'opérationnel total. Lui donner définitivement non plus une forme, mais une formule. La réalité intégrale est celle du numérique, des réseaux, mais surtout d'un achèvement. Un monde qui irait techniquement au bout de ses possibilités. Le réel trouverait ici son aboutissement. Ce qui est le destin le plus funeste qu'on puisse concevoir. La question est de savoir - non pas quand est-ce qu'on passe dans la réalité intégrale - mais l'idée qu'il y a un moment donné une rupture, une fracture, qu'on passe d'une ère relativement classique de la réalité objective à quelque chose d'autre. Il n'y a plus de transcendance, on ne peut plus rêver de transcender cette réalité, de la dépasser ou de l'idéaliser. Elle est là, immédiatement réalisée, définitivement réalisée. Il n'y a plus à se poser de question. Cela passe par une réalisation de tous les désirs, ce qui est une forme réalisation des rêves de 68 assez catastrophique.

Il n'y a plus de limite à ce qui était le principe de réalité. C'est le principe qui a disparu. La réalité est orpheline de son principe, elle est libre de proliférer indéfiniment sans plus jamais se donner raison d'être. Il n'y a plus de finalité, elle est là, elle est immanente. Qu'est-ce qui fait courir l'espèce humaine dans ce sens là ? Peut-être un désir de disparaitre ; cette réalisation absolue, illimitée, est une fin immanente des choses. Pas la sanction d'une finalité, une fin. Ce n'est même pas une apocalypse, l'apocalypse est encore une espèce de désir romantique. Là non, il y aurait un accomplissement, "an achievement" : on est passé à l'acte. C'est une espèce de gigantesque passage à l'acte d'où viendraient les désirs de substituer une espèce, une histoire, à une espèce de modèle à l'identique expurgé de toute négativité, de tout conflit.

Mais cela ne relève plus de la volonté de personne. On ne peut plus identifier cet espèce de processus comme relevant de la volonté de puissance d'une puissance mondiale, avec un maitre, un despote, une classe : non, il ne s'agit plus d'une domination au sens propre. C'est une hégémonie totale, pas totale au sens d'un état totalitaire, mais au sens d'une intégralité qui ne connait plus de pôle adverse, qui ne connait plus d'adversité. Ici, toutes les volontés s'abolissent. L'individu est alors un sous-produit de cette extension illimitée. Il n'est plus cet individu classique façonné par l'histoire, qui était en contradiction avec la société : il est suscité comme produit fini, secrétant autour de lui une niche, une alvéole, une bulle comme dirait Sloterdjik, pouvant se multiplier à l'infini.

[...] Comment se fait-il qu'on ait dans cette opération là mis fin à toute relation duelle ? Y compris la relation duelle au sein même de l'individu dans l'aliénation, ou dans ce qui faisait partie de la réalité traditionnelle, contradictoire ? Dans la réalité intégrale, l'homme n'est même plus aliéné, il n'est même plus dans une sorte de clivage avec lui-même. Ce n'est plus un sujet. C'est un individu, un électron libre complètement atomisé. L'addition de tout ça ne peut plus donner une volonté collective.

[...] Un syndrome de confusionnel où les pôles se confondent, où les différences s'abolissent, à cette grande confusion, à ce grand mixage, à cette grande multiculturalité, qui est en réalité une promiscuité. Si les valeurs ont été sacrifiées, si elles ont été dissoutes dans cette réalité intégrale ou l'on considère qu'elles s'équivalent toutes, et donc qu'elles s'annulent, où et comment va-t-on ressusciter un système de valeur qui était celui de la réalité, d'un principe de réalité et de représentation ? Je crois qu'il faut aller au terme de ce mouvement, il faut le pousser, ce serait nietzschéen, ce qui va s'effondrer il faut le pousser ; aller voir au-delà de la fin, au-delà de la valeur, puisque le système nous y a mis.

[...] Nous rêvons d'une immortalité technologique ; or, ce que les terroristes islamistes mettent en cause, c'est leur propre mort. Eux ont encore la possibilité de la mettre en jeu alors que nous, nous ne le pouvons plus. [...] Parce que nous sommes déjà au-delà de notre propre fin. Nous sommes dans une culture qui a mis fin à ses propres valeurs, qui s'est dépouillé de ses propres valeurs, y compris de très bonnes valeurs traditionnelles d'honneur, de fierté, de pudeur, de défi, de tout ce qu'on voudra. Le voile, il y a longtemps que nous ne nous le sommes arraché nous-mêmes. Nous nous sommes dépouillés, nous sommes à l'état obscène de prostitution totale d'une culture qui se prostitue, qui a détruit ses propres valeurs. Et c'est ici le véritable défi : au nom même de cette disqualification des valeurs, de ce degré zéro de la culture et des valeurs, l'occident défie le reste du monde de devenir comme lui. De perdre lui aussi - de se dévoiler au sens le plus large du terme - de perdre toutes les singularités, tous les espaces symboliques qui sont les siens. Et de rentrer dans ce jeu d'une réalité intégrale.

Jean Baudrillard et Alain Finkielkraut, transcription libre et très partielle, quoique fidèle il faut l'espérer, d'un numéro de Répliques diffusé le 7 mai 2005 sur France Culture.


La réalité intégrale est le lieu d'existence du Dernier Homme. C'est une réalité virtuelle, artificielle, proliférant sans garde-fous, que le Dernier Homme superpose à la réalité classique – fondée, elle, sur un principe de réalité, un principe de rationalité qui permet à une histoire de se développer, à des conflits, à des contradictions de se faire jour – en espérant que celle-ci finira par effacer définitivement celle-là.

Ici l'homme, comme le langage, a perdu sa face cachée. Il n'est voué qu'à des destinations officielles, il devient lui-même technique. Le travail du négatif est suspendu, la réalité ne peut plus être dépassée ou transcendée puisqu'elle a atteint, tout comme l'homme qui l'habite, le stade de l'achèvement définitif.

Baudrillard voit dans l'avènement de cette réalité intégrale une tentative de la part du Dernier Homme de conjurer la mort, la sexualité, l'altérité ou tout autre élément qui pouvait constituer le sens tragique au sein de l'ancienne réalité. Le Dernier Homme façonne la réalité intégrale comme extension illimitée de son propre renoncement intellectuel, la réalité intégrale suscite le Dernier Homme comme produit fini dépourvu de volonté. Dès lors, l'homme n'est même plus aliéné à une puissance extérieure quelconque, sociale ou économique ; en revanche, de manière assumée et, dirait-on, volontaire, c'est à cette réalité intégrale qu'il est à présent soumis. Dépossédé de lui-même, le Dernier Homme ne peut tolérer qu'il subsiste ailleurs d'autres hommes non-encore soumis à ses opinions et à son mode de vie.

Il apparait qu'au travers de sa quête de l'immortalité technologique - l'homme devenu machine - l'homme moderne est saisi d'un véritable vestige de disparition. Le voilà comme penché au bord d'une falaise abrupte, sous le charme d'un abîme qui l'attire irrémédiablement. Il hésite, il tangue, somnolant quelque peu, il fait un pas, tâtonne, se rétracte, avance à nouveau... La vie là-bas, en arrière, avec les autres si bruyants, si violents, lui parait tellement compliquée... Le vide, lui, est rassurant. Il faut simplement chuter, disparaitre, abandonner toute responsabilité, laisser tomber la grande histoire. Rejeter le réel, se convertir, renaître nu comme un enfant apparu par hasard dans un monde nouveau emplis de fées graciles et d'animaux extraordinaires. Se livrer tout entier à la moiteur ouatée du Bien, définitivement. Se dissoudre enfin, être tout amour ou n'être rien, quelle différence ?

***

Ce n'est point le futur que j'envisage, c'est le présent même qu'un dieu nous presse de déchiffrer. De moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère, reconnait sa position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche logée contre sa côte, regarde l'heure. Où suis-je ? et quelle heure est-il ? Telle est de nous au monde la question inépuisable.

Paul Claudel, Art poétique.


Le problème se présente sous deux angles différents selon le lieu d'où l'on parle : pour l'Occident dépossédé de ses singularités, il s'agirait donc, dans une perspective de renouveau, de refonder un système de valeurs en mesure de renouer avec le rapport transcendantal.

Pour toutes les autres civilisations, il s'agirait de résister vaille que vaille à cette vaste entreprise de dépossession des identités par ce qu'il faut bien appeler la culture-monde, de parvenir à conserver une adversité propre, tout en s'adaptant aux impératifs contemporains en termes de communication, de production technologique, industrielle, etc.

Le penseur iranien Daryush Shayegan propose à ce sujet une vaste réflexion dans un ouvrage publié en 2001 et intitulé La lumière vient de l'Occident. Il y étudie ce qu'il appelle les "consciences transfrontalières", résultantes de la rencontre de la modernité occidentale et des traditions enracinées. D'une manière générale, concernant la question qui nous occupe ici, sa réflexion se fonde sur les deux points essentiels que nous avons partiellement relevé plus haut. D'une part, il souligne l'urgence pour les Occidentaux à réinventer, à partir de leurs propres fondamentaux culturels, une nouvelle spiritualité capable de succéder à la mort de Dieu sous peine de se dissoudre une bonne fois pour toutes dans le règne sans partage du Dernier Homme. D'autre part, concernant les civilisations non-occidentales, il fait remarquer ceci :

« Chaque civilisation [non occidentale] n'est vraiment créatrice que si elle se considère comme le centre du monde, que si elle projette une constellation spirituelle englobant tout autant l'art et la science que les modes de vie. [...] La tradition au sens large, la shari'a islamique, la tradition confucéenne ou le sanatana dharma de la tradition hindoue ont résisté plus ou moins à l'assaut des changements en restant fidèles aux principes originels des temps fondateurs et n'ont connu aucune mutation significative au sein de ces civilisations qui ressemblât de loin à la Renaissance, à la Réforme et au commencement de l'âge scientifico-technique. [...] Les Asiatiques les plus réussis (Sud-Est asiatique), j'entends le Japon, les Dragons et les Bébés tigres, ne se font pas beaucoup d'illusion quant à leur identité. Ils savent pertinemment qu'il n'y a qu'un seul monde et que ce monde-modernité n'est pas un critère abstrait mais un tout indissociable inventé par l'Occident. Pour survivre dans un monde féroce en compétition, ils n'ont pas d'autre choix que de se moderniser. [...] Ainsi l'Asie a maîtrisé la modernité comme une technique et non comme un art indigène dont elle serait l'innovatrice ».

Selon ce point de vue, la modernité technique ne serait jamais employée par les civilisations extra-européennes (ou plutôt extra-occidentales) que comme un moyen, jamais comme une fin : la cohorte de valeurs, ou de non-valeurs, accompagnant nécessairement cette technique serait soigneusement laissée de côté, de façon à échapper au mieux à l'effacement des divers enracinements culturels. Ce qui est, d'une certaine façon, légitime et même rassurant, au moins pour les concernés, qui conservent assez de pragmatisme et d'intelligence pour effectuer le nécessaire ouvrage de distinction. D'autre part, Shayegan (comme Lévi-Strauss soit dit en passant) nous offre un éclairage intéressant puisqu'il révèle l'une des caractéristiques essentielles des mentalités européennes (ou chrétiennes ? ou occidentales ?), à savoir cette capacité - ou cette volonté si l'on veut être optimiste - de remise en question perpétuelle, comme en écho à cette citation formidable de Julien Freund : "la contrition pathologique de nos élites brouille ce qui fut la clé du génie européen ; cette capacité à se mettre toujours en question, à décentrer le jugement".

En somme, on peut dire que les occidentaux ont généré la culture-monde, cet instinct de déprédation identitaire, mais qu'elle leur a échappé. Qu'ils aient fait preuve de lâcheté, de paresse, de bêtise ou d'inculture, c'est très certainement leur propre création qui les a vaincus, anéantissant globalement l'essentiel de leurs défenses immunitaires. Et c'est aujourd'hui face aux prétentions hégémoniques de cette culture-monde que les autres civilisations s'accordent en un vibrant refus de l'acculturation, tout en s'appropriant volontiers les bienfaits de la modernité technologique. L'émir pétrolifère du Qatar roule en Mercedes, porte des Ray-Ban et pianote sur un téléphone mobile dernier cri conçu par des ingénieurs américains ou japonais : il n'en demeure pas moins profondément musulman, conformément aux vœux de ses pères. Et nul ne saurait l'en blâmer.

On peut peut-être élargir plus ou moins ce constat - mais cela demanderait à être longuement précisé, délimité, rogné -, si tant est que tel constat soit acceptable et accepté, à nos très fameux jeunes des quartiers sensibles, majoritairement français de souche récente, que d'aucuns tâchent de faire passer pour des avatars américains (le rap clipesque, les casquettes, les voitures, le gangstérisme, etc). Ce qui n'est pas tout à fait faux, il faut le souligner, mais qui n'est pas non plus l'entière vérité, à savoir qu'ils sont aussi et surtout des musulmans (pour ceux qui le sont - ou qui le deviendront par nécessité - bien évidemment), en dépit de tous les colifichets de l'époque, et que c'est là l'une de leurs identités premières, une identité structurante, légitime, protectrice - en un mot verticale - qui renforce et soutient l'individu comme un tuteur, l'empêchant de croupir dans la pire des prisons qui soit : la prison du vide. Et cela, fort heureusement, ils en ont parfaitement conscience, quand bien même ils ne mettent jamais un pied à la mosquée.

Alternativement, mais dans la continuité, cela suppose que votre serviteur, qui n'est pas baptisé, ne fout jamais les pieds à la messe, blasphème comme le dernier des cochons, ne salue pas le drapeau ni ne chante l'hymne national, demeure envers et contre tout un chrétien européen aux racines gréco-latines soucieux d'aborder Nietzsche et la Bible comme autant de pensées familières - et même intimes -, ou d'approcher le Coran et le Tao Te King comme autant de pensées exotiques, dotées d'un fort caractère d'étrangèreté, selon le très joli néologisme forgé par Renaud Camus. Ce qui n'empêche nullement de considérer les récentes déclarations papales comme d'invraisemblables tissus de bêtises (pour ne rien dire du clergé français, épave parmi les épaves...), ni de préférer Montaigne à Saint Augustin, ou Levinas à Descartes.

Quoiqu'il en soit, l'opinion de Shayegan est, partiellement au moins, partagée par l'économiste Hervé Juvin, auteur de L'Occident mondialisé, ouvrage écrit en collaboration avec l'essayiste et professeur de philosophie Gilles Lipovetsky. À ce propos tenu par Lipovetsky : « Nous sommes dans un nouvel âge de la culture. La culture ne peut plus se penser comme une superstructure de signes qui s'opposerait à l'économie. La culture tend à devenir globale, planétaire, à partir de cinq grands axes fondamentaux : le marché, la technoscience, la consommation, les médias et internet, et enfin l'individualisation. Ces phénomènes se déploient selon des intensités variables selon les endroits, mais ils sont à l'œuvre partout, dans toutes les nations, dans tous les coins de la planète. Ces cinq facteurs tendent vers un processus d'unification du monde qu'on peut appeler culture-monde », Juvin répond ceci : « S'il y a incontestablement uniformisation, extension planétaire de l'économie de marché, nous ne savons absolument pas ce que cela produira comme effet sur nos modes de vie. J'ai l'intuition que les instruments de la culture-monde vont servir à la réaffirmation des identités, des différences et de la séparation des civilisations et des nations dans le monde. »

D'où cet étonnement qui va croissant, chez le Dernier Homme occidental, à la vue de ces vastes zones géographiques peuplées d'hommes qui refusent obstinément d'adhérer à la démocratie de marché, aux droits de l'homme en général, aux droits de la femme ou de l'enfant en particulier, et cela en dépit de leur parfaite adaptation aux outils de la modernité. On pense aux débats sur les droits de l'homme en Chine - persécution des opposants politiques, absence de liberté de parole, etc - à l'occasion des jeux olympiques, ou encore aux questions (ou alors aux non-questions, justement, à l'absence de questions ?) soulevées par la ratification en 1990 d'une Déclaration des droits de l'homme en islam circonscrite au monde musulman, signée par 57 états islamiques. Les exemples de ce type abondent, l'actualité apportant chaque semaine son lot d'exotisme événementiel.

Le Dernier Homme - c'est à dire, assez étroitement, l'européen moyen - est à présent dans l'incapacité de penser l'altérité radicale comme une réalité irréductible à lui-même. L'autre n'est jamais tout à fait autre, avec ses spécificités propres, ses particularismes : il n'est qu'un moi-même en devenir. Aux yeux du Dernier Homme, la vocation de l'être humain lambda n'est plus de poursuivre l'œuvre de ses pères, d'assumer sa responsabilité dans l'histoire, de pénétrer le tragique ; elle est de se métamorphoser définitivement en petit blanc de gauche post-historique, vaguement rationaliste, largement athée (quoique résolument converti à d'autres croyances, quels que soient les noms qu'on leur donne, le Progrès - un Progrès strictement sociétal, c'est à dire abâtardi, déréalisé, vidé de sa substance -, l'Égalitarisme, l'Humanitarisme, la Consommation, etc), désencombré de tous les héritages possibles ou imaginables, définitivement condamné - mais c'est une condamnation qui est supposée faire son extase - au vide intérieur, au désert identitaire, à la réconciliation totale de soi avec soi, à la projection de l'être dans un présent perpétuel auto-réalisé, mais aussi et surtout à la réconciliation fictive de soi avec l'autre (dans lequel l'autre n'est finalement qu'un simple faire-valoir) dans une perspective soi-mêmiste d'extinction du réel (et - fatalement - de soi et de l'autre, du véritable autre). Voici venir l'âge de l'ersatz. Le Dernier Homme est seul face à son miroir, et il se trouve très beau, plus beau que tous les disparus avant lui.

***

Dans le métro, un soir, je regardais attentivement autour de moi : nous étions tous venus d’ailleurs... Parmi nous pourtant, deux ou trois figures d’ici, silhouettes embarrassées qui avaient l’air de demander pardon d’être là.
Les migrations, aujourd’hui, ne se font plus par déplacements compacts mais par infiltrations successives : on s’insinue petit à petit parmi les "indigènes", trop exsangues et trop distingués pour s’abaisser encore à l’idée d’un "territoire". Après mille ans de vigilance, on ouvre les portes... Quand on songe aux longues rivalités entre Français et Anglais, puis entre Français et Allemands, on dirait qu’eux tous, en s’affaiblissant réciproquement, n’avaient pour tache que de hâter l’heure de la déconfiture commune afin que d’autres spécimens d’humanité viennent prendre la relève. De même que l’ancienne, la nouvelle Völkerwanderung suscitera une confusion ethnique dont on ne peut prévoir nettement les phases. Devant ces gueules si disparates, l’idée d’une communauté tant soit peu homogène est inconcevable. La possibilité même d’une multitude si hétérogène suggère que dans l’espace qu’elle occupe n’existait plus, chez les autochtones, le désir de sauvegarder ne fût-ce que l’ombre d’une identité. A Rome, au IIIe siècle de notre ère, sur un million d’habitants, soixante mille seulement auraient été des Latins de souche. Dès qu’un peuple a mené à bien l’idée historique qu’il avait mission d’incarner, il n’a plus aucun motif de préserver ses traits au milieu d’un chaos de visages.

Emil Cioran, Écartèlement.


Faut-il admettre l'hégémonie de cette culture-monde considérant qu'elle est porteuse des valeurs que l'Occident – ou que le Dernier Homme - considère comme étant les plus élevées, voire les seules valides ? Est-il légitime, d'un point de vue éthique, d'imposer ces valeurs ? Faut-il que la politique serve ce projet alors qu'il s'apparente, pour un grand nombre de gens qui s'y voient confrontés, à un projet de domination ? Ou faut-il, au contraire, redouter cette uniformisation forcenée et considérer qu'elle occasionne ipso facto la disparition de ce qui faisait la richesse de l'homme, à savoir l'extraordinaire diversité de ses modes d'existence ? Ne peut-on pas considérer qu'il est contraire à l'éthique de laisser périr, ou de laisser travestir par la force, des pans entiers de l'être ?

L'hypothèse "mondialiste" - chaos démographique, transfrontiérisme, dissolution identitaire, déculturation, réensauvagement - compte parmi ses détracteurs l'un des esprits les plus brillants du XXème siècle en la personne de Lévi-Strauss. Pour mémoire, en 1952 déjà, dans Race et histoire, il écrivait ceci :

« Il n'y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l'on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité ».

En 1955, dans Tristes tropiques, il poursuivait par ces phrases lapidaires : « L’humanité s’installe dans la mono-culture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat ». En 1977, dans l'ouvrage intitulé Race et culture, il prolongeait sa pensée par ces mots :

« Sans doute nous berçons-nous du rêve que l'égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité. Mais si l'humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu'elle a su créer dans le passé (...), elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l'autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l'originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s'amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ».

Il paraît clair que la perspective d'une civilisation mondiale déplaisait singulièrement à cet homme qui a tant fait pour que soit reconnu le droit des cultures minoritaires ou méconnues à exister en paix d'une part, et pour que soit respecté le droit de sa propre civilisation à préserver son mode de vie d'autre part.

Sans doute pouvons-nous encore dire "nous", mais c'est à la condition expresse que ce nous soit en permanence ouvert, qu'il n'ait pas d'assise dans l'être, qu'il n'ait pas d'assise tout court, pas de fondation, pas de passé ; et que tous les "vous" et tous les "eux" puissent à tout moment s'y agréger à volonté, qu'aussitôt ils soient "nous". Or ce "nous"-là, ce "nous" nouvelle manière, est-ce que je suis le seul à trouver qu'il n'a plus beaucoup l'air d'un "nous" ? Ou plutôt qu'il n'en a que l'air, que c'est un cadavre de "nous", une dépouille, une coquille vide, un nom, sans vibration poétique dans l'air, sans épaisseur d'histoire et de culture, bien sûr, mais aussi sans consistance d'humanité. Car si il n'y a plus de "nous", ou seulement ce "nous" de convention pure, il n'y a plus de "vous", et il n'y a plus d'"eux". Les pronoms personnels ont toujours servi à nous définir et à nous constituer par rapport à l'autre. S'il n'y a plus de "nous", il n'y a plus d'autre. S'il n'y a plus d'ailleurs, il n'y a plus d'ici. S'il n'y a plus d'autochtone, il n'y a plus d'étranger, et s'il n'y a plus d'étranger, il n'y a plus d'habitant de la terre. L'homme n'a plus de lieu. Étant chassé du "nous", il est chassé de lui. Il va errant loin de ses morts, armé d'un pauvre petit "je" chaque jour vidé de son passé, et que tous les matins il faut réinventer.

Renaud Camus, Du sens.


D'une certaine manière, il semblerait fort que cette « utopie » de l'unification finale soit le nouveau cheval de bataille du Dernier Homme, ou du moins qu'elle soit l'une des émanations de son système conceptuel : dans un cas comme dans l'autre, on retrouve cette propension à s'imaginer tout(e) puissant(e), et cela au mépris des réalités humaines tangibles qui sont celles d'un ancrage de l'être dans des lieux donnés, dans des sociétés données, dans des cultures, des langues données, etc. En somme, selon cette perspective, il conviendrait plutôt de se réjouir de ce qu'on pourrait nommer des « résurgences identitaires ». En effet, l'univers du Dernier Homme étant celui de la « désidentification », de la dépossession de l'homme par le système de l'hyperréalité, de l'avènement de l'homme hostile à toute forme d'altérité, de cet homme devenu mobilier (Sloterdjik), il est plutôt encourageant de constater qu'une certaine résistance s'oppose à cette hégémonie, quoique de façon très informelle, mais il ne saurait en être autrement.

Peut-être peut-on ainsi penser la naissance de mouvements marginaux tels que les Identitaires, la Tribu Ka ou les Indigènes de la République (ou de sites internet comme FDesouche.com ou Oumma.com). Comme autant de mouvements désordonnés, fragmentaires, plus ou moins légitimes, de remise en perspective politique du devenir identitaire des différentes communautés qui peuplent la France (pour ne parler que de la seule France). Il ne s'agit ni d'approuver ni de condamner ces mouvements, mais bel et bien de comprendre comment et pourquoi ils sont d'une certaine manière condamnés à naître, à essaimer et prospérer. Tout simplement parce que les hommes ont besoin d'un "nous". Parce que face à l'indistinction grandissante, au brouillage continuel, bref, au phénomène d'indifférenciation de masse, il apparait urgent de reconfigurer des bases propices à la sauvegarde des siens, de ceux que l'on considère comme les siens. C'est ce que font ces gens. Ils le font peut-être mal, ce n'est peut-être pas suffisant, c'est peut-être outrancier ou malvenu, mais ils le font quand même. Et c'est un avertissement qu'ils nous adressent. Ils nous rappellent que les peuples n'ont pas vocation à vivre paisiblement les uns avec les autres dans la plus parfaite des horizontalités. Mais qu'au contraire, leur existence est entièrement régie par les rapports de force. Autrement dit, le vivre-ensemble n'existe pas. Oui, c'est une idée désagréable. Et plus désagréables encore sont ces propos d'Houria Bouteldja, la porte-parole de l'un des groupuscules sus-nommés :

[...] l’appel des Indigènes dit : ” Merde. ” Il propose de partir sur des bases saines. C’est là que c’est un cadeau qu’on vous fait. Prenez-le : le discours ne vous plait pas…mais prenez-le quand même ! Ce n’est pas grave, il faut que vous le preniez tel quel ! Ne discutez pas ! Là, on ne cherche plus à vous plaire ; vous le prenez tel quel et on se bat ensemble, sur nos bases à nous ; et si vous ne le prenez pas, demain, la société toute entière devra assumer pleinement le racisme anti-Blanc. Et ce sera toi, ce seront tes enfants qui subiront çà. Celui qui n’aura rien à se reprocher devra quand même assumer toute son histoire depuis 1830. N’importe quel Blanc, le plus antiraciste des antiracistes, le moins paternaliste des paternalistes, le plus sympa des sympas, devra subir comme les autres. Parce que, lorsqu’il n’y a plus de politique, il n’y a plus de détail, il n’y a plus que la haine. Et qui paiera pour tous ? Ce sera n’importe lequel, n’importe laquelle d’entre vous. C’est pour cela que c’est grave et que c’est dangereux ; si vous voulez sauver vos peaux, c’est maintenant. Les Indigènes de la République, c’est un projet pour vous ; cette société que vous aimez tant, sauvez-là… maintenant ! Bientôt il sera trop tard : les Blancs ne pourront plus entrer dans un quartier comme c’est déjà le cas des organisations de gauche. Ils devront faire leurs preuves et seront toujours suspects de paternalisme. Aujourd’hui, il y a encore des gens comme nous qui vous parlons encore. Mais demain, il n’est pas dit que la génération qui suit acceptera la présence des Blancs.

Entretien avec Houria Bouteldja, initiatrice du Mouvement des Indigènes de la République et de l’association féministe Les Blédardes. Réalisé par Christelle Hamel et Christine Delphy, juin 2005»


Oui, définitivement, ces propos sont désagréables. Et comme nombre d'idées que l'époque réprouve, juge déplaisantes et parfois criminelles, ils n'en sont pas moins parfaitement sincères, authentiques, logiques et parfaitement vrais ; en tous les cas, ils sont emplis d'une large part de vérité. Et, n'en déplaise à nos amis de Riposte Laïque, aucun procès de pourra empêcher que soit dite cette vérité. En partie parce qu'aucun avocat ne peut gagner un procès dans lequel les victimes de racisme sont blanches et les accusés noirs ou arabes. Mais en partie seulement. Car, plaisanterie mise à part, mademoiselle Bouteldja - qui dispose de suffisamment de réseau et de soutiens divers pour se voir ouvrir les colonnes de nos grands journaux ainsi que nos meilleurs plateaux de télévision - nous rappelle ici à la réalité. La réalité brute, la réalité nue, celle dont il est strictement interdit de parler publiquement, celle qu'il ne faut pas nommer, qu'il faut dissimuler à tout prix pour éviter que soit connu de tous le naufrage en cours. Telle est pourtant très vraisemblablement la situation qui va nous être donnée à vivre. Seuls les naïfs, les sots ou les malhonnêtes peuvent à présent feindre de l'ignorer. Quoiqu'il en soit, conçu ainsi, ce discours est effectivement un cadeau fait aux blancs. Libre à chacun de l'accepter, et de s'interroger en conséquence. Libre à chacun de fermer les yeux de se convaincre que tout est bien dans le meilleur des mondes possible. Libre à chacun de renoncer et d'affirmer comme ce fou furieux de Jean-Luc Mélenchon sur RMC le 18 août 2010, à l'intention d'une auditrice victime d'un quotidien d'une violence extrême : "Quelle que soit votre souffrance, entendez que nous devons vivre ensemble !" Quelle que soit votre souffrance, comprenez-vous, chers lecteurs ? Diversitude macht frei. Il n'y a pas d'échappatoire. Que cela vous plaise ou non, c'est le même tarif. Bienvenue dans le désert du réel.

Une vaste prison à ciel ouvert, mode américaine. C'est ce qui semble nous attendre. En tous les cas, on peut difficilement manquer d'y songer. Chaque individu renvoyé à ses identités premières. Retour au clanisme, au sens large du terme. Au beau milieu, probablement un tas de pauvres types non-alignés, cibles toutes désignées de la fureur tribale des uns et des autres.

Les Européens vivent dans une espèce de parenthèse historique. Ils sont au balcon ou, pour employer une autre métaphore, ils sont en vacances, mais il est probable que les vacances se terminent un jour ou l’autre.

Alain Finkielkraut dans un récent et très court entretien avec Élisabeth Lévy.


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Alain Finkielkraut : [...] Vous dites que le propre de l'Occident, c'est précisément non pas de suivre la coutume ou la loi des ancêtres, mais de produire la chose commune : cela a commencé avec les Grecs. Mais, d'un autre côté vous dites : "Aujourd'hui, notre religion, c'est la religion de l'humanité". Nous sommes immédiatement des êtres humains, ce qui nous est sensible, c'est précisément que nous sommes tous des semblables. Là vous reprenez à votre compte la grande méditation de Tocqueville sur la généralisation du sentiment du semblable. Mais nous sommes tellement semblables que, précisément, les frontières nous paraissent arbitraires ou absurdes, que les particularités nous dérangent, et que cette grande médiation qu'avait été la nation, pour atteindre à l'universel, la nation même comme proposition d'humanité est aujourd'hui désavouée et désinvestie.

On est amené, à vous lire, à se demander si nous ne sommes pas arrivés au bout du chemin ou en tous cas, si nous ne sommes pas en bout de course. Que reste-t-il de cette grande dynamique occidentale dès lors que les hommes, aidés d'ailleurs par une technique de la disponibilité immédiate et générale, semblent vouloir s'affranchir de leur condition politique elle-même ? Voilà pourquoi je me permets de parler en termes d'héritage car il me semble que ces héritages-là, chrétiens comme vous dites, aussi bien que païens, sont aujourd'hui extrêmement fragilisés.

Pierre Manent : [...] Pour les chrétiens, il y a une vocation universelle de l'humanité, et pour les Grecs, il y a une idée de l'espèce humaine, c'est même les Grecs qui ont inventé la notion d'espèce. Ils ne l'ignoraient pas. Je veux dire que la différence entre modernes, chrétiens et Grecs n'est pas dans la reconnaissance, ou pas, de l'unité de l'espèce humaine. Grecs, chrétiens et modernes reconnaissent l'unité de l'espèce humaine. La différence, je dirais, c'est dans les modalités de la réalisation ; pour les Grecs et les chrétiens, sur ce point d'accord -ils ne le sont pas sur bien des choses...-, pour les Grecs -pour les anciens si vous voulez-, comme pour les chrétiens, l'humanité est chose à produire, chose à réaliser, chose à activer. Elle n'est pas donnée là, par le fait de naître. C'est une certaine action, c'est donc une certaine transformation de soi, un certain travail sur soi, qui produit l'homme complet en quelque sorte. Et ce travail sur soi, l'individu humain ne peut pas le faire seul, il le fait, pour les Grecs -les anciens-, dans le cadre de la cité, l'humanité se réalise dans la cité -l'homme est un animal politique-, et pour les chrétiens, la vocation humaine se réalise dans une activité spécifique, qui a un cadre spécifique, une cité spécifique, qui est l'Église, différemment conçue selon les confessions chrétiennes, mais enfin l'Église. Vous voyez ; pour les anciens comme pour les chrétiens, l'humanité, si j'ose dire, est une tâche à accomplir. Pour les modernes, dans la phase actuelle telle que nous l'expérimentons, l'humanité est une chose à constater. L'humanité est une chose à constater dans un sentiment, et donc, si j'ose dire, dans une passivité. Reconnaissance de l'humanité de l'autre homme, reconnaissance de l'unité de l'espèce humaine.

Encore une fois, cette reconnaissance, aux yeux des modernes, ne réclame pas l'actualisation d'une communauté dans laquelle elle se réaliserait, et même d'une certaine façon, pour nous aujourd'hui, l'unité de l'humanité, au lieu d'être réalisée en quelque sorte dans une cité réelle, elle est fragmentée, elle est détruite par les cités. Parce que ça détruit l'unité de l'espèce humaine.

AF : Voilà.

PM : Vous voyez l'enjeu ? Ce qui, pour les anciens et les chrétiens, permettait la réalisation de l'humanité, c'est à dire la constitution de cités, pour les modernes aujourd'hui, dans la version présente, c'est d'une certaine façon ce qui rompt l'unité de l'espèce humaine. D'où aujourd'hui l'horreur que nous avons, je veux dire les contemporains, pour toutes les associations réelles, pour toutes les cités réelles, qu'il s'agisse des églises, des nations, de tout ce qui rassemble les hommes dans une communauté qui entend ou qui prétend se diriger en quelque sorte elle-même. Nous postulons en quelque sorte que l'humanité se donne sans médiation ; que s'il n'y avait pas ces médiations trompeuses des nations ou des églises qui empêchent l'homme de rencontrer l'homme, et bien l'humanité s'épanouirait immédiatement dans un sentiment universellement répandu de la similitude humaine. Voilà. C'est là je crois qu'il y a tout de même une très grande illusion dans la perspective moderne. D'abord parce que ça ne se passe pas ainsi, d'abord parce que les associations humaines ne se défont pas ainsi, quoique pensent certains en Europe, et en plus parce que si les choses se passaient ainsi, ce serait la fin, si j'ose dire, de toute excellence humaine, puisque ce serait la destruction de tous les cadres dans lesquels l'homme a produit son éducation, sa philosophie, ses arts, sa ou ses religions.

AF: Justement [...] nous voulons vivre aujourd’hui... Notre humeur en tout cas est post-nationale, et vous l’avez décrite, donc je n’y reviens pas, mais est-ce que cela ne veut pas dire précisément que ce passé, ces anciennes propositions d’humanité sont oubliées, éclipsées, absentes? Dans la nation il y avait quelque chose de la cité grecque…

PM: Bien sûr…bien sûr.

AF: Dans notre état, ou notre illusion post-nationale, que reste-t-il de la grande dynamique de l’Occident, que vous décrivez précisément, Pierre Manent?

PM: Il est très difficile d’être juste, parce que, d’abord nous sommes à la pointe extrême du présent, et, et la direction du mouvement est visible, mais, quelle issue trouvera-t-il ? C’est très difficile de le dire. Ce qui me frappe aujourd’hui en Europe, c’est qu'il y a une sorte de perte de confiance radicale des Européens dans, dans toute action commune en réalité, et on se plaint qu’il n'y ait pas d’Europe politique, mais si j’ose dire, l’Europe est organisée pour qu’il n’y en ait pas, parce que les conditions de formation d’une action commune ont été systématiquement démantelées dans la dernière période. Les cadres dans lesquels une action commune aurait sens ont été progressivement démantelés, au profit, au profit d’une, comment dire, de l’abandon à un processus, ou à des processus qui devraient, par des mécanismes irrésistibles, produire une civilisation qui en quelque sorte préserverait les règles d’une vie commune, sans que les hommes soient obligés en quelque sorte de se gouverner eux-mêmes.

Il y a une confiance qui me parait démesurée et destinée à être très cruellement déçue, dans ce qu’on peut appeler une civilisation démocratique, où le progrès des mœurs démocratiques nous dispenserait de la nécessité de constituer des associations humaines, capables de se gouverner eux-elles-mêmes, et d’abord capables de se défendre elles-même. Donc je crois, si vous voulez, que nous sommes véritablement à la crête d’une grande illusion, mais qui est une illusion propre à l’Europe : les États-Unis ne la partagent pas, la Chine ne la partage pas, personne ne la partage dans le monde musulman, c’est une illusion très spécifiquement Européenne, une illusion d’une civilisation apolitique, et dont on peut d’ailleurs très aisément rappeler les conditions politiques. C’est dû à certaines conditions politiques très particulières à l’Europe, l’Europe a l’illusion de pouvoir vivre hors des contraintes, grandeurs et misères du politique.

AF: Et donc de cette illusion, elle sortira à la faveur ou à la défaveur de l’Histoire semble-t-il. C’est l’Histoire qui risque un jour ou l’autre, et peut-être même un jour prochain de réveiller l’Europe. C’est ça qu’on peut penser, Pierre Manent ?

PM: Ce qui me frappe c’est que l’Europe se construit comme si il n’y avait rien en dehors d’elle.

AF: Voilà c’est ça.

PM: Comme s’il n y avait pas d’extérieur, et toute sa tâche est une sorte de transformation intérieure. Nous cultivons nos vertus en supposant que l’exemple de nos vertus convertira bientôt le reste de l’humanité. Mais nous oublions que nos vertus sont à la merci du reste de l’humanité, et que nous n’assurons pas nous-mêmes la protection du cadre dans lequel nous les exerçons donc nous avons reculé, nous reculons indéfiniment le moment de prendre des décisions concernant nos relations avec le reste du monde. Et le signe le plus étonnant, qui révèle en quelque sorte ce refus méthodique de prendre la moindre décision politique importante, c’est le refus de décider des limites de l’Union Européenne.

AF: …de l’Europe, oui.

PM: Le fait même que nous nous étendions indéfiniment c’est l’aveu –dont nous nous faisons gloire– que nous sommes incapables de nous définir comme corps politique. Et donc, nous, les limites, puisque ce n’est pas nous qui fixons nos limites, ce sont les autres qui se chargeront de les fixer, et peut-être dans des conditions qui ne nous plairont pas. Mais ce sera un peu tard.

AF: C’est la religion d’humanité qui nous empêche de fixer ces limites, ou qui condamne de la manière la plus vive, ceux qui osent encore parler en termes de limites. Y aurait-t-il quelque chose comme une civilisation Européenne ? et, disent-ils, délimiter c’est discriminer ! Délimiter c’est exclure, donc l’unité de l’espèce humaine refuse toute séparation. Et là justement, je voudrais vous poser une question plus précise. Dans «La Raison des Nations» vous analysez, de manière je crois très juste, très pertinente, la signification profonde des attentats du onze septembre. Vous dites que l’information la plus troublante, apportée par l’événement, n’est pas tant la révélation paroxystique du terrorisme, mais plutôt ceci: l’humanité présente est marquée par des séparations bien plus profondes, bien plus intraitables que nous ne le pensions. On a détruit le mur de Berlin, et puis tout d’un coup, le onze septembre, un autre mur s’est élevé. La question que je me pose c’est justement: comment penser ces séparations ? Et je vous la pose à vous, parce que notamment dans «La Cité de l’Homme», vous critiquez la définition de l’Homme, comme Être de culture. Et votre fidélité à Leo Strauss, elle tient beaucoup dans cette très courageuse, très belle réhabilitation de l’idée d’une Nature humaine. Mais précisément, n’assiste-t-on pas à un choc des cultures, ou, pour reprendre la formule d’Huntington –qu’il a payé cher d’ailleurs– un choc des civilisations, et le politiquement correct que vous décrivez très bien, ne constitue-t-il pas lui, précisément, à dire que : Non, il n y a rien de tel, et ce qui existe c’est l’humanité. Et donc nous, comme vous le dites d’ailleurs, nous ne sommes pas libres de voir ce que nous voyons, parce que nous voyons ce choc des civilisations, et la religion de l’humanité nous interdit de le voir, Pierre Manent.

PM: Une chose qui est très surprenante aujourd’hui, qui me surprend beaucoup, c’est l’horreur sacrée, il n’y a pas d’autre mot, l’horreur sacrée des frontières que beaucoup de nos concitoyens éprouvent. Les frontières leur paraissent un scandale. Moi au contraire, j’aime beaucoup les frontières…

AF: …moi aussi.

PM: Je trouve que passer une frontière, était il y a vingt ans, trente ans un des grands plaisirs du voyage. Et je dois dire aujourd’hui à l’Europe, je suis un peu frustré, même si c’est plus commode, je suis frustré que l’on ne passe plus de frontières. Pourquoi tracer une frontière entre une population et une autre, serait-il une offense pour l’une ou l’autre de ces populations ? L’idée que chacun s’organise à sa manière et reconnait à l’autre, de l’autre côté de la frontière le droit de s’organiser à sa manière, ça me parait plutôt une des grandes inventions de la civilisation. Bien tracer une frontière, et chacun reste bien de son côté de la frontière, ça me parait un progrès de la civilisation.

Celui qui fait la guerre, ce n’est pas celui qui trace la frontière, c’est celui qui franchit la frontière. Donc il y a là quelque chose de très étrange, c’est complètement déraisonnable, donc il est clair qu’il y a un motif d’un autre ordre, à cette horreur de la frontière, et en effet, et en effet il y a cette idée que l’humanité devrait être une. Mais il y a aussi autre chose, qui est très spécifique à l’Europe je crois, et c’est que –un sentiment étrange n’est-ce pas ?– c’est que nous sommes tellement supérieurs aux autres que si nous traçons une frontière qui les sépare de nous, et bien, nous leur faisons offense. Ça, c’est vraiment garder, si j'ose dire, le préjugé colonial, mais transformé dans le langage de la religion de l’humanité. Or, si nous nous séparons des autres, les autres se séparent également de nous, et nous sommes égaux de part et d’autre de la frontière. Donc, c’était le premier point…

AF: Mais comment concilier, si vous voulez, l’idée d’une Nature humaine, ce n’est plus la religion de l’humanité, c’est l’idée de Nature humaine, et, non seulement l’existence des frontières, mais surtout la différence, peut-être insurmontable, des civilisations, des cultures ? Voilà la question que je vous pose parce que, bien entendu, je me la pose. Je trouve que c’est un grand progrès que d’être revenu en arrière, et d’avoir réhabilité cette notion de Nature, abandonnée d’une manière très cavalière par les sciences sociales, Pierre Manent.

PM: Je disais, «réaliser la nature humaine», mais précisément la nature humaine a une telle amplitude, une telle amplitude que, elle ne se réalise pas comme un corps d’animal se développe, n’est-ce pas ? Le signe de l’amplitude de la nature humaine c’est que l’homme ne peut pas s’abandonner à sa nature, il doit se gouverner lui-même. Il doit se gouverner lui-même, et donc il y a un grand nombre de modalités de gouvernement de soi, un grand nombre de régimes politiques, de régimes de l’humanité et donc déjà il y a ce principe de diversité, qu’il y a différents régimes politiques au sens large du terme ou au sens stricte du terme, et donc cela ouvre une grande diversité et donc différences, objections, et y compris guerres. On sait bien que entre les régimes démocratiques et les régimes qui ne l’étaient pas, il y a eu des guerres. Les guerres en Grèce c’étaient pour une bonne part entre cités démocratiques et cités aristocratiques, donc voilà un principe de différence.

Autre principe de différence, lié lui aussi à l’immense amplitude de la nature humaine : la nature humaine vise quelque chose de plus grand qu’elle, qu’elle appelle le divin, les dieux, le dieu, Dieu, que sais-je. Et dans son rapport à cette chose, qui existe ou qui n’existe pas, mais auquel l’humanité se rapporte –en un certain sens naturellement, car il y a toujours eu des religions, et je crois qu’il y en aura toujours– et bien, dans ce rapport au divin, les groupes humains prennent une certaine forme. Prennent une certaine forme, il y a donc des religions diverses. Et si vous ajoutez, on pourrait multiplier d’autres facteurs, les ressources économiques, la démographie, toutes sortes de choses dont s’occupent les différentes sciences, il n’est pas difficile si vous voulez, je crois qu'il n’est pas si difficile que cela, de réconcilier l’idée d’une humanité commune, se réalisant, se concrétisant dans une grande diversité de formes. Mais, la conséquence est inévitable, ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est que ces formes sont fortes. C’est-à-dire que ces formes ne sont pas la forme que prend la pâte à modeler dans la main de l’enfant. Une fois que les cités, les églises, les civilisations ont pris une certaine forme, bien pour l’essentiel elles la gardent, n’est-ce pas ? Elles la gardent, et donc les civilisations des sociétés qui ont pris des formes diverses, et bien, se rapportent à l’humanité, à elles-mêmes de façon différente, et donc cela crée des séparations, cela crée des malentendus, cela crée des conflits, cela peut créer des guerres. C’est dans l’ordre des choses, et, si j’ose dire, il faut évidemment en pratique s’efforcer au maximum de limiter les conflits, mais si j’ose dire, on ne peut pas, on ne peut pas supprimer la racine des conflits, parce que supprimer la racine des conflits, c’est supprimer la racine de l’humanité, puisque ça supposerait que les hommes cessent de se réaliser eux-mêmes dans des formes particulières.

La pensée politique de Pierre Manent, entretien radiophonique avec Alain Finkielkraut, Répliques, le 2 octobre 2010 (émission complète ici).


Ce n'est pas par paresse que je m'abstiendrai d'ajouter un quelconque commentaire à la suite de cette retranscription, réalisée en grande partie par le très excellent Nicomaque, qu'au passage je salue et remercie chaleureusement. Non, ce n'est point par paresse ; simplement, mon admiration est telle que je ne suis pas certain de pouvoir la témoigner convenablement. Je prévoyais initialement d'intégrer ce long entretien à mes propres réflexions, mais il est bien évident que je ne fais pas le poids. Et puis c'est bien assez copieux pour un seul billet. Pourtant c'est précisément, c'est très précisément l'objet de ce blog que de prospecter en ce sens, dans le sens de ce magnifique entretien.

Nonobstant, une chose, peut-être très naïvement évoquée : de fait, il me semble qu'aujourd'hui, il y a ceux qui peuvent comprendre une telle conversation - j'entends : mesurer avec acuité son degré de pertinence -, et il y a les autres.

***

La conscience du passé est constitutive de l'existence historique. L'homme n'a vraiment un passé que s'il a conscience d'en avoir un, car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix. Autrement, les individus et les sociétés portent en eux un passé qu'ils ignorent, qu'ils subissent passivement. Ils offrent éventuellement à un observateur du dehors une série de transformations, comparables à celles des espèces animales et susceptibles d'être rangées en un ordre temporel. Tant qu'ils n'ont pas conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils furent, ils n'accèdent pas à la dimension propre de l'histoire.

Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique.


Le multiculturalisme suppose une cohabitation de fait entre différentes altérités plus ou moins compatibles. Le Dernier Homme ne tolérant plus l'existence de pôles adverses ou de volontés réfractaires, il lui est devenu impossible de penser cette réalité, fut-elle entrain de lui exploser au visage. Le monde du Dernier Homme est celui dans lequel la seule valeur qui demeure est celle de l'indifférenciation, valeur qui se monnaye sous différentes formes - le métissage généralisé, l'abolition de toutes les hiérarchies, le droit de tout à tous, tout le temps, tout de suite, la dictature du bavardage, etc -, c'est à dire la valeur du relativisme le plus complet. Ce n'est pas la pleine conscience de l'autre - quel qu'il soit - en tant qu'il est autre qui fait sens, c'est au contraire l'apologie du même qui séduit l'égo des modernes. "[Le Dernier Homme] considère qu'il est le porteur du système de l'hyper-tolérance : personne ne s'est montré aussi tolérant que lui auparavant. Par conséquent, tous les épisodes antérieurs de l'histoire sont caducs, puisqu'ils étaient tous soit un peu homophobes, soit un peu racistes, soit un peu misogynes, etc", souligne avec raison Finkielkraut.

Dès lors, il ne peut plus être question d'histoire ou de civilisation, pas même de culture ; "La culture ça n'existe pas, il n'y a que des individus", lançait béatement Jean-Loup Amselle lors d'un récent numéro de Ce soir ou jamais, annonçant fort honnêtement l'essentiel du programme de l'effarante dissolution en cours. La culture ça n'existe pas. Aucune explication complémentaire. On ne nous dit pas, on le pourrait fort bien, et cela serait pertinent, que "la culture" est un terme impropre qui recouvre des réalités multiples, nuancées et changeantes, construites et déconstruites à mesure que passent les siècles, forgées peu à peu par l'expérience, le temps, le langage, la religion, les arts, la philosophie, etc, et qu'à ce titre nul ne peut désigner - ou plutôt pointer du doigt - quelque chose qui répondrait nécessairement et immédiatement à la stricte appellation de "culture". Mais cela n'est pas annoncé en ces termes. Les choses sont plus simples : la culture, ça n'existe pas. Par conséquent, les hommes qui s'en réclament, pour le meilleur ou pour le pire, non plus. Hier le vide, aujourd'hui l'extrême pointe du présent, demain l'obscurité. Pourtant, ce que tous les peuples du monde nomment "culture" c'est précisément ce long effort d'appropriation de codes communs et d'habitus divers, c'est ce long processus d'échanges à tous niveaux, de pratiques communautaires, c'est le poids des lettres, du sang, de la guerre, des alliances et des trahisons, de la colossale dette des hommes à l'égard de l'histoire, et c'est surtout, surtout, comme le fait remarquer Aron, la conscience de cet ensemble riche en savoirs, couleurs, formes et affects.

C'est pourquoi lorsque la réalité brutale de l'antagonisme radical se présente aux yeux du Dernier Homme (à l'image des débats autour de la burqa, de la polygamie, des caricatures danoises, de la violence religieuse en général ou de n'importe quel autre sujet du même acabit), nous voyons son logiciel conceptuel se bloquer et son discours tourner en rond. Incapable de penser la survivance d'une singularité quelconque (un rapport particulier à la transcendance par exemple) à l'autre bout de la planète, l'idée même qu'il demeure de cette singularité chez son voisin de palier lui apparaît comme le comble du farfelu. Le multiculturalisme, ce qui marque le retour du réel dans le multiculturalisme, est d'une certaine façon situé dans l'angle mort du Dernier Homme. C'est le lieu dans l'ombre, l'endroit qu'il ne peut plus penser.


"Nous sommes tous des terrains vagues, vive l'invasion !" L'affaissement, l'échec de la pensée contemporaine n'est-il pas tout entier contenu dans cette sentence lapidaire ? La métaphysique de notre temps résumée d'un trait de génie, lumineux et soudain comme un couteau tiré sous la Lune ; égorgement ontologique de l'humain. Le concept même d'identité congédié, rendu inopérant par l'incroyable puissance de l'auto-persuasion. L'homme, cette nouvelle substance neutre, cette glaise informe que les alchimistes tordus du Bien Commun Obligatoire Pour Tous se sont chargés de modeler à nos dépends. Pensez seulement que les auteurs de ces banderoles sont aussi ceux qui évoquent les autodafés du siècle dernier avec des tremblement indignés dans la voix...

L'humain, ce qu'il y avait de noble, de saillant, ce qu'il y avait de rudesse poétique et littéraire dans l'humain, est entrain de se dissoudre, de se diluer peu à peu dans la terrifiante promiscuité généralisée du monde post-moderne. On peut penser, peut-être avec un peu de candeur, que les deux prochaines grandes catégories intellectuelles seront les suivantes : d'un côté, ceux qui sont convaincus qu'il est nécessaire d'organiser la réconciliation définitive de l'humanité en vue d'un avenir meilleur, contre son gré si nécessaire. La pâte à modeler dans la main de l'enfant. De l'autre, ceux qui demeurent convaincus que les formes sont fortes, qu'elles doivent leur légitimité à l'histoire et qu'il est déconseillé de prétendre pouvoir en jouer à des fins non plus politiques, mais exclusivement morales.

G. Steiner : [...] Pour mon père, une telle confirmation [ndr : la Bar-Mitsva], c'était dire : qui es-tu ? Et, dans le siècle de Hitler, il m'a dit : "Tu appartiens à un club dont on ne démissionne pas. Au contraire, on l'annonce." Il avait cette conviction qui portera sur des questions très difficiles, comme le mariage mixte. Questions très délicates et qui me tourmentent beaucoup, pour l'avenir. Il était convaincu qu'il fallait avoir une i-den-ti-té.
Je me souviens d'avoir rencontré, après la guerre, un ami intime, français, qui avait, par miracle, survécu aux camps. Il m'a dit : "Dans les trains (que décrivent par exemple Madame Duras, Semprun, d'autres), dans les trains vers la mort - on ne peut pas dire à quel point c'était atroce, c'était pire pour ceux qui ne savaient pas pourquoi ils étaient dans le train, et qui n'avaient jamais dit à leurs enfants ce qu'ils étaient, qui avaient une assimilation telle que le désastre les a pris totalement au dépourvu." Ils croyaient qu'il y avait une erreur administrative, bureaucratique : "Moi, je n'appartiens pas à tout ça!" Eh bien, c'est encore plus horrible ! Il faut savoir qui on est, et ça donne - ça donne je crois - au moins, une petite réserve intérieure.

A. Spire : Ça explique sans doute que vos parents vous aient fait faire votre Bar-Mitsva. Parce qu'en fait, quand vous définissez votre judaïsme, vous dites plutôt qu'ils vous ont donné le temps et la littérature comme identité religieuse, ce qui me parait être une belle formule, et qu'à travers l'histoire, à travers la souffrance, à travers le destin du peuple juif ils vous ont appris un peu ce que devait être cette identité qui s'appelle Adorno, Benjamin, Bloch pour des gens qui sont passés par Vienne et Prague, c'est à dire, par cet univers, ce creuset d'Europe centrale où s'était organisée une culture exceptionnelle.

G. Steiner : À nouveau, votre question est très, très riche. Car il y a là - oh non, vraiment pas, arrogance, mais fierté, et orgueil. Il était clair qu'au XXème siècle, ou à la fin du XIXème, avec Marx, Freud, Einstein, avec la musique de Schoenberg, avec le génie de Proust, avec les grands penseurs, avec une explosion de prix Nobel en sciences, un Juif après l'autre, il y avait l'orgueil d'appartenir à un moment dans l'histoire intellectuelle, artistique et spirituelle, morale, à un grand Midi, un grand Midi de l'Être Juif. Et mon père m'enseignait à quel point cette tradition à la fois riche et tragique avait changé le monde - avait changé le monde dans les sciences positives, dans la littérature, dans la musique, dans la philosophie : Wittgenstein, mais la liste n'en finit pas... On voulait, orgueilleusement, même mutatis mutandis - tout petit, être un membre aussi de ce club-là.

George Steiner & Antoine Spire, Barbarie de l'ignorance.


Identitaire... J'ai retourné ce vocable en tous sens, m'efforçant de le comprendre, tachant de déterminer si je pouvais me l'approprier ou pas. Quoiqu'il en soit, aujourd'hui encore, lorsque je l'évoque en pensée, c'est au petit ouvrage cité ci-dessus que je songe immanquablement. Quand je pense "identité", je pense à Steiner parlant du "Midi de l'Être Juif" et de "ce club dont on ne démissionne pas". Notez que je pourrais tout aussi bien penser à Heidegger affirmant que la Physique d'Aristote est "le livre fondamental de la philosophie occidentale", et cela serait sans doute porteur d'encore plus d'épaisseur de sens, surtout me concernant. Nonobstant, c'est presque toujours à Steiner que je reviens, et à cette petite phrase éclatante de simplicité, de profondeur et de beauté : "Il faut savoir qui on est, et ça donne - ça donne je crois - une petite réserve intérieure". Je crois profondément que tous les vivants de demain, d'où qu'ils viennent et où qu'ils aillent, seront portés à cultiver cette petite réserve intérieure.

Pour parler d'identité, Steiner ne se paye pas de mots. Cette conversation entre lui et Antoine Spire a été l'occasion de ma première méditation d'ordre identitaire, aux alentours de mes dix-sept ans. C'est un tout petit livre que j'ai peut-être lu vingt ou trente fois. Au début, je me souviens avoir brutalement pensé quelque chose du genre : "Ah, oui, mais eux peuvent se le permettre, ils sont juifs". Il fallait nécessairement être juif pour affirmer que le mariage mixte est une question difficile. Car enfin, pour nous autres, les non-juifs, quelqu'un qui s'interroge sur les vertus - évidentes et naturellement incontestables - du métissage n'est-il pas un gros abruti borné quasiment néo-nazi ? C'est alors ce que j'avais coutume de penser, en ce temps-là, pas bien éloigné d'aujourd'hui d'ailleurs. C'est ainsi que pensaient généralement la plupart des miens. Et pour la plupart, c'est ainsi qu'ils pensent toujours, je gage.

Quelques années plus tard, Antoine Spire, qui ne sembla pas choqué outre mesure par la radicalité de son interlocuteur au moment d'évoquer "l'Être Juif" (mais choqué il le fut toutefois, je l'évoque avec malice, lorsque Steiner s'efforça de réhabiliter Heidegger, ce qui fut tenté en vain ; on était alors en 1997, et le temps n'était pas encore venu, même après Levinas. Il ne l'est toujours pas malheureusement...), Antoine Spire, disais-je, devait commettre une faute de goût importante à mes yeux : en 2000, il publia un ouvrage très contestable intitulé L'obsession des origines, sorte de procès à charge quelque peu hasardeux contre le personnage de Renaud Camus. Il se trouve que, des années après les faits, lorsque je découvrais l'ouvrage récapitulatif de Camus au sujet de l'affaire qui porte son nom, sobrement intitulé Du sens, je découvrais non pas un terrible maurrassien (car les maurrassiens sont toujours terribles, n'est-ce pas ? Il parait même qu'ils mangent les enfants), mais bel et bien un très digne continuateur - si j'ose dire - de l'honnête et authentique tentative de vérité entamée par Steiner dans Barbarie de l'ignorance (tentative de vérité qu'il n'aura de cesse, à ma connaissance, de poursuivre). Quoiqu'il en soit, Du sens, par sa limpidité, sa subtilité, son infini souci des formes et des nuances, me permit d'élargir, d'enrichir considérablement et de poursuivre ma petite réflexion.

Je dis seulement qu'il faut parler paisiblement d'identité. Il faut s'efforcer d'en parler comme l'on parle de poésie ou de littérature, car il est primordial de montrer ce qui se perd en poétique lorsqu'on détruit l'identité. Il faut montrer combien l'homme sort meurtri de l'effacement de son être profond, lorsque le propre de sa nature est renié, lorsque que son héritage lui est confisqué et que l'on recouvre les plaies béantes de sa mémoire à l'aide de cataplasmes artificiels. Il faut parler sans crainte de rappeler que toute puissance identitaire prend ses bases dans le long écoulement des jours. Il faut parler distinctement, sans omettre que toute identité est mouvante. Envisagée avec sérénité, l'identité est une armure spirituelle, un épais manteau d'hiver protégeant qui le revêt de la froideur des temps de malheur. Transcendée, elle est un appel au renouveau, un tremplin, une piste d'envol en direction de ce qui n'est pas soi, la condition d'une curiosité renouvelée pour la versatilité du monde et de ceux qui l'habitent. "Il me semble [...] qu'un véritable citoyen du monde doit commencer par faire les preuves de sa loyauté envers les petites identités qui le structurent : familiale, régionale, nationale, etc", rappelait simplement le très honorable Rémi Brague à l'occasion d'une entrevue (dont je conseille vivement la lecture intégrale, ici) avec le rédac-chef de l'Expansion.com.

"Ce que nous défendons, ce n'est pas seulement notre honneur. Ce n'est pas seulement l'honneur de tout notre peuple, dans le présent, c'est l'honneur historique de notre peuple, tout l'honneur historique de toute notre race, l'honneur de nos aïeux, l'honneur de nos enfants. Et plus nous avons de passé, plus nous avons de mémoire, plus ainsi [...] nous avons de responsabilité, plus ainsi aussi ici nous devons la défendre ainsi. Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre ainsi, le garder pur."

Charles Péguy, Œuvres en prose 1909-1914.


Plus ainsi nous avons de responsabilité. La responsabilité, n'est-ce pas là fondamentalement le maître-mot ? Le sens et la responsabilité. Ce qu'il faut de modestie, de sens du devoir pour mesurer combien contingente est notre présence ici et maintenant, et combien lourde pourtant est notre dette d'honneur à l'égard de ceux qui dorment couchés sous la terre. Nous sommes comptables des âges des hommes morts avant nous. Et comme nous lisons, relisons et jugeons nos prédécesseurs, rien de ce que nous faisons aujourd'hui ou ferons dans l'avenir ne manquera d'être minutieusement soupesé par ceux qui nous succèderont.

C'est à bon droit que nous pouvons rire aux dépends de l'inanité cacophonique des voix officielles. Mais la violence quotidienne qui caractérise les innombrables commentaires que les voix anonymes déposent sur internet, en revanche, prête beaucoup moins à la rigolade. Quels que soient les sites fréquentés, quelles que soient les tendances idéologiques représentées ici et là, on ne peut qu'être frappé par les conséquences flagrantes de notre naïveté collective, de cette effarante jobardise intrinsèque au Dernier Homme. Nous avons joué et nous avons perdu. Nous nous étions convaincus que nous pouvions définitivement nous abstraire de notre condition - nous étions si subtils, si civilisés ! -, et voilà que notre petite illusion s'effondre sur elle-même. La réconciliation définitive de nous autres adeptes de la Religion de l'Humanité n'aura finalement pas lieu. Les formes sont trop fortes.

L'identité est un doute, une espérance et une exigence. Elle irrigue toutes les choses, petites ou grandes, qui suscitent notre appétit pour le monde. Elle va et vient, tantôt puissante, envahissante et violente comme le sont les vagues de l'Atlantique ; tantôt ténue, chancelante et fugace comme la flamme d'une bougie. Elle va entre les lignes, entre les hommes, entre les couches du sens, elle vibre et tremble et danse et nous sommes là, émerveillés ou paniqués, soucieux ou confiants, vainqueurs ou vaincus, dans l'attente d'un chapitre nouveau.

Tout ce qu’il voulait c’était que je parle contre les gens, [...] il aurait voulu que je parle contre le monde entier, voilà son idée de la liberté, ce qu’il appelle liberté. [...] Non, je veux parler en faveur des choses.

Jack Kerouac, au sujet d'un entretien avec Ben Hecht.


***

Il ne s'agit donc pas d'un choc des civilisations, mais d'un affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d'une altérité irréductible. Pour la puissance mondiale, tout aussi intégriste que l'orthodoxie religieuse, toutes les formes différentes et singulières sont des hérésies… La mission de l'Occident (ou plutôt de l'ex-Occident, puisqu'il n'a plus depuis longtemps de valeurs propres) est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l'équivalence.

Jean Baudrillard, extrait d'un entretien avec Philosophie Magazine, août 2008 (entretien datant de 2003).


Soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l'équivalence... Voici donc brutalement résumé l'ahurissant programme de notre temps. Voici la vraie nature du monstre engendré par la modernité occidentale. Une bête à l'inextinguible voracité se parant des plus beaux atours de l'âge technologique pour mieux subvertir et dévorer ce qui demeure encore de l'antique humanité.

Aussi notre incompréhension, notre indécision, notre mutisme collectif tempéré par quelques vaines récriminations contre l'islamisation progressive de l'Europe, conséquence directe de cette immigration de peuplement que par paresse et par lâcheté nous refusons de penser (ou que, plus tragique encore, nous nions), cela n'est rien d'autre que la résultante de notre propre vide intérieur, à nous autres rejetons de cet ex-Occident, premières victimes du monstre, cela n'est rien d'autre que la conséquence directe de ce vertige de disparition qui nous habite. Convaincus d'être parvenus à la fin de l'histoire, dévorés par le désir d'abandonner enfin le combat, hantés par l'épuisant souvenir des temps où nous arpentions en aventuriers les milles chemins du monde, nous aspirons à quelque conclusion définitive ; que quelqu'un, finalement, mette un terme à notre long cheminement. Et ce terme hélas, assez probablement, s'en viendra bientôt pour la plupart d'entre nous.

Quoiqu'il en soit, nous avons été violemment déstabilisés, mais point par l'action de quelque ennemi extérieur : c'est notre propre création qui nous a jetés à terre, et à terre, depuis lors, nous sommes restés. Dès à présent, il appartient aux autres d'affronter notre créature, et c'est un rude conflit qui s'annonce. Il y a que la bête avance les bras chargés de présents fabuleux - le progrès, la science, les nouvelles technologies -, mais ses prétentions sont hégémoniques et ses intentions profondes ne laissent aucun doute quant au devenir de ceux qui s'inclineront. Au demeurant, tout le monde ne s'incline pas...

[...] Les Américains peuvent faire de grosses bêtises, mais ils ont un grand avantage sur nous : ils sont encore une nation complète et souveraine, qui n’a aucune intention de se dissoudre dans la « mondialisation démocratique ». Ni les Russes, ni les Chinois, ni les Indiens n’ont l’intention de disparaître non plus. La religion du semblable, de la contagion démocratique et de l’unification de l’humanité, elle est propre et exclusive à l’Europe. Nous sommes les seuls à croire de toute notre âme à la mondialisation. Nous sommes les seuls à vouloir disparaître. Nietzsche disait : « L’histoire de l’Europe ressemble à un fleuve qui veut en finir. » Nous y sommes.

Pierre Manent, entretien avec Christophe Geffroy et Jacques de Guillebon, La Nef, mai 2007.


Mais tout le monde ne s'incline pas, disais-je, et si acceptation des exigences du monstre il y a, elle n'est que de façade ; oui, tout le monde veut l'électricité, l'eau courante, les ordinateurs, les téléphones portables et toutes les autres merveilles que la modernité technologique met à la disposition des hommes. Mais qui veut des droits de l'homme tels que nous les concevons en Europe ? Qui désire l'abolition de tous les héritages, le piétinement des tombes, l'oubli définitif des âges passés ? Qui veut du festivisme de masse ? Qui rêve, à notre image, de dissolution absolue ? Qui veut de notre tolérance - conçue comme une indifférence naïve mais radicale à l'égard des réalités du monde - ou de notre ouverture - conçue comme un abandon de soi - ? Personne, ou si peu. C'est à partir de là qu'il faut penser l'époque présente. C'est à partir de là qu'il faut songer aux temps à venir.

Tout n'est pas perdu, mais il faut être réaliste ; ce processus d'endormissement collectif n'a pas l'air d'inquiéter grand monde. C'est à peine, semble-t-il, si les gens en ont conscience. Par parenthèse, on trouve même, ces derniers jours en France, des dizaines (des centaines ?) de milliers de jeunes gens entre quinze et vingt-cinq ans prêts à défiler pour la sauvegarde du système des retraites. Des retraites qu'ils sont supposés toucher dans quarante ou cinquante ans. Autrement dit, alors que tous les indicateurs économiques sont au rouge, que tout ce que nous avons connu de plus stable s'effondre autour de nous et que les prévisions d'avenir les plus optimistes nous projettent au-delà des pires prophéties de Philip K. Dick, ces drôles d'oiseaux sont convaincus que la France qu'ils connaissent sera la même dans un demi-siècle. Ils sont convaincus que tout ce qu'ils tiennent pour acquis aujourd'hui - une relative paix sociale, l'abondance, un état qui fonctionne et remplit plus ou moins ses fonctions - n'aura pas bougé d'un pouce. C'est superbe. "Imagine-t-on, vers 1910, des jeunes manifester avec componction pour assurer leur gamelle de 1960 ?", ricane légitimement Didier Goux (à qui j'emprunte d'ailleurs globalement cette parenthèse). 1910 / 1960 ? Deux guerres mondiales. 2010 / 2060 ? Défilez, camarades, défilez.

Il vaut mieux qu’un peuple périsse dans un combat honorable, car après un tel effondrement viendra la renaissance. Mais malheur au peuple qui se soumet de bon gré à la honte de l’esclavage et du déshonneur ! Un tel peuple est perdu.

Carl von Clausewitz.


Quel futur pour nous autres, petits Européens ? Nul ne peut le dire avec précision. Mais en scrutant avec lucidité les grandes lignes de fracture s'offrant aujourd'hui à nos yeux, peut-être est-il possible d'envisager demain avec quelque pertinence. Nous sommes pris entre deux feux ; nous devons apprendre à affronter notre propre désertification intérieure avant de songer à pouvoir de nouveau affronter le monde. Malheureusement le monde ne nous attend pas. Et dehors à l'évidence, personne n'a l'intention de nous faire de cadeaux. Une chose enfin, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes ; en effet, il semble difficile d'envisager que nos contemporains puissent, d'un jour à l'autre, échapper massivement à leur hébétude. Il leur faudrait s'extraire de cette espèce d'état d'hibernation métaphysique et cesser d'imaginer que l'on peut s'abstraire sans péril de sa propre condition politique... De la science-fiction, en somme. Il n'y aura guère que l'extrême violence qui pourra encore éveiller les foules, mais il sera dès lors probablement trop tard pour se plaindre...

Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. "Seul un dieu peut encore nous sauver", dit Heidegger. Mais ce dieu-là n'est pas venu, et sûrement nous faudra-t-il le dénicher en nous-mêmes (c'est d'ailleurs peut-être très partiellement ce que le penseur entendait par là...). Quoiqu'il en soit, c'est en nous-mêmes que nous devons trouver les armes et les munitions nécessaires à notre combat contre le monde. Cela ne pourra prendre d'autre forme que celle d'un long et pénible labeur de l'esprit. Car il s'agit de mettre au rebut toutes nos anciennes illusions, de se détacher de ces idées mortelles qui nous condamnent au marasme et au dépérissement. Il s'agit de refonder un sens nouveau, de redonner une solide assise patrimoniale et culturelle à l'être européen, une assise capable de tenir bon dans la tempête. Nous devons réapprendre à nous tenir debout, nous devons à nouveau marcher et arpenter tous les sentiers du monde. Nous devons réapprendre à penser le politique non plus en fonction ce que nous souhaitions qu'il fut, mais en fonction de ce qu'il est ; cynisme, rudesse, aridité et amertume.

C'est dans le désert des grandes solitudes que s'opère la seconde métamorphose ; l'esprit se fait ici lion ; il veut capturer la liberté et être le seigneur de son propre désert... Le grand dragon a pour nom "Tu dois", mais l'esprit du lion répond "Si je le veux".

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.


Il faut s'irriguer, se nourrir, ne pas dormir ; il faut lire sans discontinuer, garder les yeux ouverts, prêter l'oreille à toutes les curieuses voix du monde. Et régulièrement se retirer dans le silence et la solitude pour méditer tout son soûl. "La solitude, écrit Levinas dans Le temps et l'autre, n’est [donc] pas seulement un désespoir et un abandon, mais aussi une virilité, une fierté et une souveraineté". Forger son esprit comme on forge une lame, toujours le maintenir tranchant, le frotter aux dogmes, aux rumeurs, aux certitudes des uns, des autres, et aux siennes propres. Qu'il soit solide afin de résister aux chocs, car les secousses à venir seront d'une rare intensité ; qu'il soit flexible de manière à se tordre en tous sens, car il convient de tout envisager, de se préparer au meilleur comme au pire, d'anticiper, de réagir, d'aller fermement au-devant des hommes et des choses. Cultiver la virile liberté, conserver sûr son regard et ferme son esprit critique ; "Rester libre de tout engagement, mais capable de se tourner de n'importe quel côté", propose Jünger. Amis, soyons anarques !

Renouer avec la figure de l'honnête homme. Ne jamais plus correspondre aux vulgaires caricatures de la modernité. Vouloir les siens persévérer dans l'être et dans l'histoire, renaître si vraiment nous sommes morts, derechef suivre toutes les pistes. Mais aussi s'intéresser et s'interroger au sujet de ce qui n'est pas soi, et ne pas mépriser l'altérité, et la vouloir elle aussi, virile, pleine et entière, et nuancée dans ses fractures, ses accrocs, sa douleur. Chérir l'identité, jouir de ses effervescences ; avoir admiration et respect pour toute chose grande et digne et noble qui demeure à la surface de cette planète. Vouloir l'histoire des hommes épique et virevoltante comme les poèmes antiques, et l'aborder de front, sans naïveté, sans esquiver l'horreur, sans se mentir ni se masquer les yeux. Frotter son être au monde. Chercher le Beau et le Vrai, sachant que ni l'un ni l'autre ne peuvent être atteints ; aimer pourtant cette quête interminable et l'aimer parce qu'elle est telle.

Aimer la vie, chérir et accompagner les siens, soutenir ses amis, aimer ses parents, procurer à tous les bienfaits nécessaires ; aimer sa femme, faire des enfants, les éduquer, en faire des hommes et des femmes capables de marcher sans béquille, et la tête haute si cela est possible.

Vaincre le Dernier Homme. S'y efforcer seulement, et cela quand bien même nous ne serions que quelques uns.

(Amen !)

***

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